Avec Wish You Were Here, Pink Floyd ne cherche plus à impressionner. Ils s’ouvrent les veines et laissent couler tout ce qu’ils ont de plus vrai. Après le triomphe monumental de The Dark Side of the Moon, ils auraient pu rejouer la même recette, remplir des stades et encaisser. À la place, ils pondent un truc à la fois immense et intime, un cri d’amour à Syd Barrett, leur pote parti dans les brumes de la folie, et une grosse claque à l’industrie musicale qui bouffe les artistes vivants.
Le disque s’ouvre sur Shine On You Crazy Diamond. Et là, ce n’est pas juste une chanson : c’est une apparition. Tout commence dans le silence, un souffle à peine perceptible. Puis une note, puis une autre, puis ce motif de guitare qui s’élève lentement, comme une lueur dans le brouillard. La patience de cette introduction est presque religieuse. Pendant quatre minutes, rien ne se passe, ou plutôt, tout se passe. Le son respire, s’étire, se construit pierre après pierre. Et puis, sans prévenir, Gilmour arrive. Sa guitare ne joue pas, elle parle, elle pleure, elle console, elle invoque. Chaque note semble flotter dans l’air avec la grâce d’un souvenir. C’est une lamentation et une prière à la fois, un chant pour un ami perdu et un cri d’amour à la création. Wright tisse derrière lui des nappes de claviers et Waters enfonce le clou avec une basse lente, pleine de gravité. Quand le riff principal surgit enfin, c’est comme un lever de soleil sur une cathédrale en ruine. Tout explose en beauté. L’émotion est physique, presque spirituelle. On sent que le groupe ne joue pas pour le public, ni pour la gloire mais pour quelqu’un d’absent. Syd plane partout dans ces accords, invisible mais présent, comme un fantôme bienveillant.
C’est un moment suspendu, une communion silencieuse entre les vivants et les ombres. Waters, lui, balance un texte qui te serre la gorge sans jamais tomber dans le pathos. C’est de la pure émotion, brute et sans fioritures. Rares sont les morceaux de rock capables d’atteindre une telle intensité.
Changement de décor avec Welcome to the Machine et son ambiance froide et métallique. On entend la colère, la désillusion, le dégoût d’un système qui transforme la création en marchandise. C’est glacé, oppressant, et pourtant terriblement juste.
Have a Cigar suit, ironique, mordante, presque funky. C’est le seul moment du disque où le groupe lève la tête pour rire, d’un rire amer. Roy Harper y chante le rôle du producteur cynique, celui qui félicite le groupe sans même savoir lequel d’entre eux est Pink. C’est drôle, acide et rock. Un bon vieux doigt d’honneur à tous les patrons de labels qui parlent d’art sans jamais écouter la musique. C’est le morceau qui te rappelle que Pink Floyd, malgré tout leur sérieux, savent encore mordre.
Et puis arrive la claque, la vraie : Wish You Were Here. Pas de solos fous, pas d’effets, juste une guitare, un souffle, une émotion pure. C’est la chanson de l’absence, de la perte, de tout ce qu’on aurait voulu dire et qu’on n’a pas pu. Un simple We’re just two lost souls swimming in a fish bowl… et tout le monde comprend. Gilmour chante ça comme on murmure un secret à un ami disparu, avec une douceur désarmante. C’est universel, intemporel, et ça te rentre dans le cœur sans prévenir.
Et quand on pense que tout est dit, Pink Floyd revient boucler la boucle.
Shine On You Crazy Diamond (Parts VI–IX) clôt le disque comme un dernier souffle. Les mêmes notes reviennent, mais elles ne disent plus la même chose. Là où le début brillait d’une lumière fragile, la fin flotte dans une mélancolie crépusculaire. La guitare de Gilmour s’éteint peu à peu dans le vent, les claviers s’étirent comme une marée montante, et tout finit dans une sorte de rêve brisé. La lumière de Syd s’éloigne lentement à l’horizon, mais elle ne s’éteint pas complètement. C’est un adieu, mais un adieu tendre, reconnaissant, presque apaisé.
Wish You Were Here est un album de rock contemplatif, désabusé, mais d’une humanité bouleversante. Pas de frime, pas de clinquant, rien que de la sincérité brute.
Pink Floyd y prouve qu’on peut faire un album profond sans être ennuyeux, planant sans être abstrait, lyrique sans être pompeux.
C’est un disque pour les nuits sans sommeil, pour les vieux amis qu’on ne revoit plus, pour les souvenirs qui refusent de mourir. Un album où chaque note respire la beauté, la douleur et le manque.
En 1975, Wish You Were Here n’était pas seulement un chef-d’œuvre, c’était, et c’est toujours, une main tendue vers les âmes perdues.
Il me rappelle qu’au fond, on avance malgré les absents et qu’il y a des guitares qui savent mieux que nous comment leur dire qu’ils nous manquent.