Équilibre idéal
Moment étonnant où l'alchimie particulière d'un créateur et d'une musique en est à son zénith, et rencontre l'inconscient de tout une génération. En 1985, The Cure arrive à l'équilibre idéal entre la...
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le 17 juil. 2014
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Nous sommes en 1985. The Cure sort tout juste d’une série d’albums qui sentaient la fin du monde : Seventeen Seconds, Faith, Pornography. Trois monuments de désolation glacée, trois tombeaux sonores où Robert Smith enterrait la joie sous des couches de brouillard et de reverb. Ensuite, pour se désintoxiquer de sa propre noirceur, il a fait un détour avec The Top, un disque à moitié brillant, à moitié délirant, enregistré entre deux excès et trois hallucinations. Bob n’est pas au mieux : il a les nerfs en miettes, la coupe d’un hérisson désespéré et l’envie urgente de tout transformer.
Ça tombe bien, The Head on the Door, c’est ce moment béni où notre prêtre gothique de la mélancolie éternelle trébuche dans un tas de confettis et décide que, finalement, le désespoir peut être un peu funky. C’est la renaissance d’un groupe qu’on croyait englouti par ses propres ténèbres. Le désespoir devient dansant. La douleur, elle, reste intacte, mais elle porte désormais un blouson fluo.
“In Between Days” arrive comme un rayon de soleil à travers des rideaux pleins de poussière. C’est vif, sautillant, presque heureux, mais attention : c’est du faux bonheur. Robert chante la perte amoureuse avec l’énergie d’un hamster sous amphétamines. On dirait qu’il essaie de convaincre son propre cœur que tout va bien en courant plus vite que ses sentiments. Et quand il hurle “Yesterday I got so old…”, on le sent sincèrement bouleversé mais aussi un peu vexé par le concept du temps.
Après avoir flirté avec la pop, Bob se souvient qu’il est un poète insomniaque. Sur " Kyoto song" des synthés rampent comme des serpents, des paroles surréalistes décrivent des oiseaux sans bec et des lits qui respirent. C’est le côté The Top qui revient : un cauchemar doux, un délire sonore où la raison fait une sieste. Robert, perdu entre un haïku et une hallucination, nous chante l’étrangeté de son propre cerveau.
Et soudain, “The Blood” : le choc culturel, Robert devient espagnol. C’est comme si, entre deux larmes, il s’était souvenu d’avoir vu Zorro à la télé et s’était dit : « Moi aussi, je peux être dramatique en espagnol. » : flamenco, castagnettes imaginaires, passion tragique au programme. Ce n’est plus du post-punk, c’est une corrida émotionnelle. Il chante comme s’il affrontait son propre cœur dans une arène, sous le soleil andalou.
“Six Different Ways” nous ramène au Smith fantasque, clown triste de la new-wave. Un carrousel de sons brinquebalants, des rires étranges, une valse qui tourne de travers. C’est l’autre facette de The Cure : celle du rêve éveillé, de la poésie déglinguée. Le Robert Smith de 1985 ne sait plus s’il veut être un prophète ou un pantin, alors il devient les deux.
“Push”, c’est l’énergie retrouvée. Une montée instrumentale splendide, tendue comme un élastique émotionnel. C’est l’un des rares moments où The Cure semble cavaler vers quelque chose au lieu de fuir. On sent notre Robert porté par la musique, presque heureux. Presque, car tout bonheur, chez lui, est suspect.
“The Baby Screams” débarque ensuite comme un cauchemar. Un cri nerveux, limite animal, où Robert hurle contre tout : les autres, lui-même, le bruit du monde. La rythmique claque, le chant déborde, les guitares grincent comme des portes de cave. C’est une chanson qui semble courir après son propre refrain pour l’étrangler. Smith y atteint un degré d’hystérie presque punk.
Et puis arrive “Close to Me”, pièce maîtresse, bijou claustrophobe. Enregistrée dans un placard, oui, un vrai, parce que Monsieur Smith n’a pas peur du ridicule métaphysique. On l’imagine coincé entre deux manteaux, chuchotant dans le noir pendant que le reste du groupe joue à l’extérieur en retenant un fou rire. Sur ce morceau, le désespoir y devient groove, la peur devient pop. C’est l’un des plus beaux paradoxes de sa carrière : danser sur sa propre crise d’angoisse.
Sur “A Night Like This” le saxophone pleure. Robert déclame sa solitude comme un acteur fatigué d’un film noir. On l’imagine, silhouette trempée, perdu dans un brouillard anglais, murmurant des adieux à la réalité. C’est grandiose, tragique, fatigué, comme si après tout ce chaos émotionnel, il n’avait plus la force de choisir entre rire et mourir.
Puis “Screw” surgit, méchamment. Une basse obèse, une batterie bancale, des bruits industriels : le morceau sent la rouille, le latex et la nicotine. Smith y beugle avec désinvolture. C’est grotesque, agressif et pourtant ça fonctionne. L’énergie est crue, le groupe s’amuse enfin avec ses propres monstres.
L'album se termine avec “Sinking”, morceau lent, aqueux et désespéré. Le miroir se brise. Les nappes de clavier se dilatent. La basse traîne. La voix de Smith flotte comme un corps dans la brume. “I am slowing down…” il l’avoue, sans fard. Après tout ce tumulte, tout ce carnaval de blessures maquillées, le rideau tombe sur une confession nue. C’est la gueule de bois des émotions, la fin d’une danse trop longue. L’eau monte et Robert s’y laisse glisser, calmement, presque apaisé.
Ce disque, c’est comme si le groupe avait décidé d’envoyer sa propre tristesse en Erasmus. On garde le spleen, mais on y ajoute des castagnettes, des claviers bondissants, un saxophone ivre et un placard transformé en studio d’enregistrement.
C’est le moment où The Cure arrête de creuser sa tombe et décide d’y organiser un bal.
Robert, lui, trône au centre de ce carnaval névrotique et reste une énigme hilarante et touchante. On ne sait plus trop s’il est un prophète du mal-être, un perroquet goth sous calmants ou un type qui a juste oublié de se coiffer depuis 1979.
Il chante, il gémit, il s’éteint, il ressuscite, le tout avec un talent infini pour transformer ses angoisses en poésie.
The Head on the Door, c’est le désespoir qui met des baskets, la mélancolie qui commande un mojito. C’est Robert, sublime épave capillaire dans son nuage de laque, qui te regarde dans le chaos et te dit d’une voix douce : « Viens, on va pleurer en dansant. »
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le 16 oct. 2025
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