Critique initialement publiée sur le site Exitmusik


Outre le fait d’avoir constitué une sympathique série B d’aventure, foisonnante tout autant que bordélique, la sortie du film Aquaman en 2018 aura donné l’occasion à DC Comics d’éditer ou rééditer certains récits d’un personnage qui fêtera tout de même ses 80 balais en 2021. Huit décennies que celui souvent considéré comme le mec qui parle aux poissons avec le costume ringard aura passées dans l’ombre de ses collègues de la Justice League, malgré des fans fidèles. Une image véhiculée dans les comics du Silver Age, le dessin animé Super Friends ou plus récemment dans The Big Bang Theory.


Pourtant des scénaristes de talent auront officié les aventures du personnage, tels que Kurt Busiek, John Arcudi, Geoff Johns (le grand architecte DC Comics de la période New 52 qui choisit à la surprise générale d’écrire Aquaman justement pour lui redonner ses lettres de noblesse) ou Peter David dans les 90’s. En pratiquement une cinquantaine de numéros sur la série régulière, celui-ci laissera une empreinte durable sur un personnage prenant une nouvelle dimension, plus guerrière et politique… et un look de metaleux scandinave - incapable de jouer de la gratte depuis qu’on lui a coupé la main droite - aussi kitsch qu’iconique. Cette itération rappellera d’ailleurs des souvenirs aux amateurs de la série d’animation La Ligue des Justiciers du dimanche matin sur France 3 il y a fort, fort longtemps.


Peter David arrive sur le personnage à la fin des années 1980 après l’événement Crisis on Infinite Earths qui visait à mettre de l’ordre dans le bordel de continuité du multivers DC Comics. S’en suit une période créative assez folle pour l’éditeur qui remet à plat son univers et de ses personnages (la Wonder Woman de George Pérez ou encore le Batman : Year One de Miller et Mazzucchelli). Aquaman n’y échappe pas, mais avant de traiter le personnage à proprement parler, il est décidé de raconter l’histoire de son royaume. Ce seront les Atlantis Chronicles : sept numéros à la pagination plus importante qu’un comics mensuel lambda, un dessinateur européen au style rétro, un scénario basé sur les recherches d’un scientifique factice, une histoire de super-héros sans super-héros et d’Aquaman… sans Aquaman. En bref, un pari risqué aux ventes médiocres. Ces chroniques sont pour la première fois réunies en recueil dans une édition deluxe 27 ans après leur parution et c’est un pur plaisir.


Un plaisir qui se paye malheureusement cher. Le grand format cartonné est certes classieux mais le papier de qualité très moyenne et l’absence presque totale de bonus rendent le tarif de 50 balles difficilement justifiable. C’est franchement dommage pour un récit qui de base devrait peiner à trouver son public et qui mérite d’être (re)découvert.


Car ces chroniques débordent (haha) de qualité. Sur la forme tout d’abord, Peter David fait un choix narratif fort : il ne se présente pas comme le scénariste d’une bande dessinée mais comme celui ayant retranscrit et adapté des textes découverts lors de fouilles en Israël par un certain R.K. Simpson, archéologue de son état incompris par ses pairs. En ce sens, le récit est émaillé d’articles scientifiques tirés du Journal of Archaeological Myth et d’un entretien avec le chercheur visant à expliquer sa démarche et densifier le récit. Ce pastiche va de pair avec le système narratif adopté par David. Chroniques obligent, chaque numéro est conté par un narrateur différent, issu de la famille d’historiens officiels de la Cour. On suit ainsi la destinée de la glorieuse Atlantis via ce que chacun des chroniqueurs veut bien nous montrer et selon sa propre interprétation des faits, tantôt conservatrice, tantôt progressiste. Conscients de laisser leurs écrits à la postérité, ils deviennent des figures centrales du fait de leur rôle dans le récit mais aussi de la complicité créée avec le lecteur.


Cet aspect atypique se retrouve également sur le fond : récit fantastique et de SF, épopée faussement historique ou encore chroniques socialo-royales, The Atlantis Chronicles narre une histoire qui part de la rivalité entre le roi technophile Orin et son frère le mystique Shalako puis de leur descendance jusqu’à la naissance de ce bon vieux Aquaman (un bébé uniquement aperçu sur la dernière page)… le tout sur fond de cité engloutie par les flots. Chaque chapitre s’étale donc sur une période plus ou moins longue avec parfois des interruptions de plusieurs millénaires.
Si un noyau de personnage persiste (les Atlantéens ayant une espérance de vie bien plus longue que la nôtre), le coeur du récit reste la cité noyée et les différentes périodes qu’elle va connaître, fastes mais aussi plus troublées. Peter David renouvelle remarquablement son intrigue au fil des numéros et crée un véritable petit univers, structuré et crédible, qui ne demande aucune connaissance préalable pour pouvoir s’y plonger (haha). Il alterne grande et petite histoire et parvient, malgré ces sept uniques numéros, à développer un récit sur le temps long, remarquablement rythmé et aux ruptures de statu quo bien dosées. Un exemple de mini-série efficace et auto-contenue.


DC Comics a également eu le flair de faire appel à un artiste idoine pour mette en scène ce type d’histoire : l’Espagnol Esteban Maroto (on apprend dans la préface que c’est sa fille qui lui traduisait les scenarios envoyés par Peter David - avec parfois quelques approximations). Habitué des pages de Eerie et Creepy, son style très typé BD européenne 70’s, gentiment érotique sur certains passages et limite kitsch sur d’autres, vient servir le récit avec brio. Il apporte une réelle cohérence à l’ensemble et charpente en un nombre de pages limité un petit univers qui se tient parfaitement. On notera l’attention toute particulière accordée aux détails, notamment les modes vestimentaires ou coiffures, qui évoluent au fur et à mesure que la société atlantéenne embrasse son nouveau destin aquatique. Sous ses aspects presque anachroniques pour les années 1900, le boulot de Maroto insuffle un vrai charme à l’ensemble et participe grandement à la personnalité si particulière de la série.


Ovni scénaristique tout autant que graphique, la réédition en recueil de The Atlantis Chronicles était inespérée. On ne peut qu’encore plus savourer le plaisir de retrouver cette épopée inclassable dans un format à la hauteur du récit et qui rend enfin hommage aux dessins d’Esteban Maroto. Peter David a voulu cette série comme une introduction à son travail postérieur sur le personnage, beaucoup plus conforme à son époque, sur lequel on est bien tenté de jeter un oeil. Seule (méchante) ombre au tableau, le prix beaucoup trop élevé du volume qui constituera sans doute une barrière à l’entrée compréhensible mais bien regrettable.

Marlon_Ramone
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le 22 juin 2020

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Marlon_Ramone

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