C'eut été un comble pour Le Sommet des dieux de n'avoir aucun relief. L'œuvre n'est ni plus ni moins qu'une cure d'altitude artistique sobre et poignante qui nous fera gagner de la hauteur sur le gros des productions mangas. Cinq volumes d'une réelle densité à la contenance certaine que nous gravirons page après page. Nous ne manquerons d'ailleurs pas de tomber de haut à plus d'une reprise en s'essayant à ce récit travaillé - signé du romancier Baku Yumemakura - formidablement mis en page par le célèbre et talentueux Jirô Taniguchi.


Cette tempérance dans la plume qui tient même du raffinement laconique, Tanaguchi en est coutumier. La sobriété chevillée au corps, il a pris l'habitude de gratifier ses lecteurs d'œuvres simples et pourtant significatives où l'intensité était bien présente mais retenue pudiquement. Une passion sourde qui se délivre sans un cri ou geste brusque, voilà ce qui se délivre sous l'encre de l'auteur. La recette ne m'avait pas suffisamment convaincue avec le Journal de mon Père mais fait ici florès.


Du Journal de mon Père, le Sommet des dieux n'en partage pas que son rédacteur mais aussi les modalités de narration d'alors. S'offre à nous une rétrospective centrée autour d'un homme que le personnage principal pourchasse, plus attiré d'ailleurs par l'aura que l'homme en question. D'ici à ce que leur rencontre n'advienne, le Sommet des dieux a tout d'une enquête. Pièce par pièce, le puzzle dévoilant le visage de rustaud de Habu Jôji prendra forme d'ici à ce que Fukumachi ne se contente plus seulement de le connaître par ouï-dire.
Le procédé narratif est des plus appropriés pour nous présenter une légende qui, si elle ne paye pas de mine, mérite amplement son statut.


À supposer que le manga tienne de la littérature et non pas seulement du dessin, Taniguchi a tout d'un auteur s'inscrivant dans une doctrine naturaliste ; ce que personne ne saurait décemment contredire. Les personnages débordent de réalisme, tout est grandiose mais rien n'est idéalisé, l'auteur n'a besoin d'aucun artifice pour capter le regard, ses œuvres séduisent au naturel. Les putes de l'édition préfèrent se peinturlurer sous un maquillage dissimulant leur laideur, le Sommet des dieux n'a pas besoin d'en rajouter ; avec peu, il fait énormément et jamais de trop.
La pondération comme motivation artistique, on pourrait s'attendre à ce que ça ne puisse se cantonner qu'à la fadeur, mais cela, ce ne serait le cas que si la virtuosité n'était pas à l'autre bout du crayon. Pur et simple, c'est à ça que tient le dessin. Une pureté non pas travaillée afin de nous être présentée comme chatoyante, mais une pureté brute, délivrée en l'état, intouchée et virginale.
Ce dessin, je le trouvais autrefois un brin insipide mais, mis au service du propos d'un récit d'une pareille envergure, il s'accorde le plus judicieusement du monde à la trame pour laquelle il paraît fait sur-mesure.


Qu'il s'agisse de l'arrangement des planches ou même du façonnage de la narration, j'ai l'intime conviction que Naoki Urasawa se sera copieusement inspiré de Jirô Taniguchi afin de confectionner son style. Cela m'apparaît d'autant plus flagrant que, comme Monster, le Sommet des Dieux repose - dans un premier temps - sur une enquête menant à la poursuite d'un homme au charisme incontestable. Si l'on ajoute à ça la ressemblance physique entre Fukumachi et le docteur Tenma, alors, la parenté artistique entre les deux auteurs se révèle comme plus probante encore.


Autre point commun entre les deux auteurs - et plus particulièrement entre Monster et le Sommet des dieux - la méticulosité avec laquelle la documentation sur un pays étranger aura été recherchée. De Katmandou, nous en connaîtrons jusqu'à ses avenues, ses boutiques et la sociologie des peuplades y habitant ; jusqu'à même ses affaires politiques. Pour ce qui est de l'escalade, Taniguchi n'aurait su faire l'économie de recherches conséquentes sur la thématique abordée. Pour un lecteur aussi néophyte que je l'étais, la prise de connaissance du milieu de l'alpinisme est aussi considérable que délectable. Que l'on me dise qu'un homme avait vaincu l'Himalaya en solitaire avant ma lecture m'aurait fait hausser les épaules ; aujourd'hui, en plus de forcer mon respect, une nouvelle de cet ordre contribuerait à me donner le vertige.


Si je m'interrogeais tantôt quant à savoir si le manga - en tout cas certains - pouvait se rattacher à la littérature plus qu'à l'art graphique, la réflexion me semble plus pertinente encore lorsque l'ouvrage concerné est le Sommet des dieux. Le narrateur y est omniprésent et peut-être même celui à qui les répliques sont le plus abondamment accordées dans le récit. Il n'en finit par de nous conter l'histoire ; c'en est si haletant qu'on se laisse d'autant plus facilement transporter par la narration.
Pudique, parfois touchant et même prenant, le contenu de ouvrage est pareil à la quiétude des grands sommets : paisible, majestueux mais en réalité infiniment plus sévère et accablant qu'il n'y paraît.


Le personnage de Habu est une perle de construction de caractère. Voilà un portrait réaliste, authentiquement humain bien que se démarquant de la plèbe. Homme injuste car constamment éconduit par sa passion, il tire son charisme de cette misanthropie parfois puérile en faisant néanmoins un caractère à part. Habu est mieux sculpté et plus massif encore que les monts qu'il s'évertuera à conquérir. Il est la montagne incarnée sous des traits charnels, ses ascensions ne sont pas tant des prouesses d'alpinisme que des combats à mort contre ces monts avec lesquels il rivalise en terme de grandeur. Lui ne simule pas la virilité, il la transcende alors qu'on se plaît à le découvrir comme un roc que rien ne saurait faire ébouler.
Quand quelques mangakas malavisés partent dans l'idée de pourvoir une origine à un personnage, ceux-là ont pour habitude de gâcher le papier et l'encre en pure perte. La démesure, le drame excessif, la narration convenue - plus communément appelée «Flash-Back» - et surtout l'absence d'originalité guident habituellement leur crayonné. La méthode Tanaguchi démontre alors par A plus B que la sobriété vaut tous les excès. La lente rétrospective dévoilée à nous par le prisme de l'enquête menée par Fukumachi nous rendra Habu - pourtant antipathique à tous les égards du fait de sa personnalité - comme irrésistible et attractif. Chaque coup de crayon ici est tracé à propos de sorte à nous narrer ce qu'il est, dénudant la légende par étape d'ici à ce que de rétrospective, il n'en soit plus question.


La candeur de la trame m'aura toutefois décoché un sourire malgré elle. Alors que Fukumachi s'efforce de traquer Habu, lui et ceux qu'il côtoie s'interrogent. Pourquoi diable Habu, cet alpiniste frénétique en recherche constant de nouveau défis se trouve-t-il au Népal ? C'est à n'y rien comprendre.
Taniguchi pensait-il que son lecteur était dupe au point de ne pas savoir situer l'Himalaya sur une carte ?


Assez vite, la fraîcheur des débuts s'estompe ; le temps se fait plus lourd et maussade. Non pas que la poursuite de Habu soit inintéressante ou trop longue, mais je me suis rendu compte à la lecture que la nouveauté avait beaucoup joué dans la première impression - réussie - et que le reste - admirablement narré - va un peu trop bistari (lentement en népalais comme rapporté dans l'œuvre), là où s'appesantir n'a pas toujours lieu d'être. Ils patientent à vide. Dans les moments de répits de l'enquête, il ne se passe pas grand chose.


Ryoko ralentit et détourne l'intrigue à compter de son enlèvement. Elle est la Tae-chan locale ; celle dont on peut volontiers se passer et qui rompt un récit autrefois palpitant sans que ce dernier ne s'en remette vraiment par la suite. Le Sommet des dieux, ça reste principalement une affaire d'hommes et, comme dans toute fiction reposant sur cette dynamique typiquement masculine, le personnage féminin, même bien introduit dans l'intrigue, contribue trop souvent à écorner le scénario.
Et ça ne s'arrête à Ryoko ; c'est bien gentil les amourettes de tout ce beau monde mais je préfère savoir Habu en train d'escalader l'Himalaya que sa femme. On étire inutilement l'histoire avec son lot d'histoires sentimentales abordées par cent fois déjà dans diverses fictions.


L'escalade ou plutôt l'affrontement contre l'Himalaya s'engage alors après un long mais nécessaire préambule. Habu, que l'on croyait alors inébranlable et au-dessus de tout montre ses premières faiblesses devant ces reliefs impitoyables dignes d'un adversaire apparemment invincible. Il ne manquait que la vulnérabilité à Habu pour être un personnage excellemment abouti. C'est à présent chose faite.


L'ascension entreprise par Habu ne paraît - en plus d'être - que plus impressionnante alors que la narration prend le parti-pris de nous la révéler sous les yeux de Fukumachi, lui, moins rodé à la chose, nous fait prendre conscience de l'insurmontable difficulté qu'est celle d'un alpiniste en solitaire juché sur ces mots escarpés. Il y a de quoi attraper des engelures en tenant les pages entre nos doigts tant l'expérience est si correctement resituée.
L'Himalaya est vivant. On le sait non pas grâce à la narration mais par l'illustration des déboires des deux alpinistes lourdement éprouvés par l'ascension. Un combat un mort que l'Himalaya n'a jamais perdu. L'aspect affrontement est superbement mis en exergue.


Qu'une œuvre aussi joliment maniée n'ait pas trouvé ses accès dans le top vingt des meilleurs mangas sportifs de SensCritique reste pour moi un mystère non élucidé. Peut-être car il est davantage question d'un scénario que d'un sport, je ne saurais dire.


Forcément contemplatif, le Sommet des dieux n'est pas aussi époustouflant que je n'aurais pu le penser tout en ne déméritant pas. Le contrecoup de la sobriété implique fatalement de ne jamais trop en faire. Les dessins des paysages vu de si haut sont parfaitement restitués mais ne prennent pas aux tripes sans l'emphase graphique nécessaire à la chose.


L'affaire se conclue sur une fin un brin émouvante, sans jamais avoir à forcer. Elle succède néanmoins à la deuxième ascension de Fukumachi paraissant cette fois simplissime puisque ne durant que le temps d'un chapitre. Cela me paraît être une erreur de la part de la narration jusqu'alors irréprochable et surtout exemplaire.


Une œuvre dure et paisible dont l'aspect céleste a à voir avec la hauteur des sommets atteints. Sommets en terme d'écriture de personnage, d'ordonnance de la narration et de scénario. Une épopée démesurée portée à nos yeux sous les auspices d'une quiétude pudique. C'est très digne, mais ça se veut avant tout le récit de Habu Jôji ; ce dernier sorti du cadre, on ôte alors au Sommet des dieux sa stature, ne laissant derrière elle qu'une modeste bute.

Josselin-B
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le 19 mai 2020

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Josselin Bigaut

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