Ce n'est qu'à l'occasion de ma relecture des six premières aventures de Corto Maltese dans l'ordre chronologique (mon "marathon maltais", pour ainsi dire) que j'ai pour la première fois réalisé à quel point ils formaient un tout, un ensemble plus cohérent et linéaire que je ne l'ai longtemps pensé. Alors que j'ai toujours eu tendance à considérer chaque album comme complètement indépendant vis-à-vis de tous les autres (à l'exception de Toujours un peu plus loin), mon expérience s'est avérée fort différente cette fois-ci.


En refermant Corto Maltese en Sibérie, j'ai eu l'impression de finir le dernier chapitre d'un roman-fleuve consacré à un iconoclaste marchant constamment sur le fil séparant ses convictions de sa liberté : d'abord bien décidé à ne rien céder à la seconde, il ne peut s'empêcher de lâcher du lest aux premières, avant de se rendre compte au fil de ses rencontres et déceptions qu'il ne peut continuer à faire les choses à moitié. Et comme on ne se refait pas, c'est bien sa liberté qui finit par l'emporter, et cette fois pour de bon. Le beau marin ne cessera jamais d'être altruiste et romantique, mais on ne le reprendra plus à risquer son indépendance pour les beaux yeux d'une Banshee O'Danann ou d'une Changaï Li.


En renvoyant son héros dans sa propre quasi-ville natale, par deux fois brièvement visitée jusqu'alors, Pratt marque donc son territoire, et ce à plus d'un titre. La liberté est définitivement assimilée à l'imaginaire, à cette fameuse "cour secrète des arcanes" sur laquelle s'ouvrait La Sibérie et s'achève, presque sentencieusement, Fable de Venise : "Il y a à Venise trois lieux magiques et secrets [...] Quand les Vénitiens - parfois ce sont les Maltais - sont fatigués des autorités, ils vont dans ces lieux secrets et, ouvrant les portes au fond de ces cours, ils s'en vont pour toujours vers des pays merveilleux et vers d'autres histoires..." En effet, l'album précédent avait vu Corto choisir cette "cour des miracles" aux dépens de l'empire terrestre promis par Ungern Khan, et Fable de Venise entérine ce choix en plongeant le matelot dans son aventure la plus enchantée, la plus éthérée, "hors du temps", comme le personnage de Hipazia Teone.


Cette approche a beau être logique de ce point de vue, elle n'en est pas moins déroutante ; de sorte que, même aujourd'hui, je ne sais trop que penser ce Sirat Al-Bunduqiyyah, comme l'appelle également Pratt. Après les incessants périples à travers océans et continents, Corto se sédentarise pour la première fois, en restant au même endroit pendant presque une centaine de pages et non une vingtaine comme c'était toujours le cas depuis La Ballade - et si cet endroit s'appelle Venise, c'est encore mieux.


J'avais déploré le côté un peu impersonnel des Éthiopiques, mais ce second "retour aux sources" de l'auteur ne déçoit pas sur ce plan-là. C'est bel et bien SA Venise que Pratt dépeint planche après planche, loin des clichés que l'on connaît. Sa version de la Cité des Doges est même à l'extrême opposée du parc à touristes qu'elle est devenue aujourd'hui - ses rues sont ici aussi désertes que celles de Londres dans un épisode de Chapeau Melon et Bottes de Cuir, nettoyage salutaire qui permet de renforcer le ton résolument fantastique de cette Fable, tout en étant conforme à la réalité historique de l'Italie du début des années 20, où francs-maçons et autres sociétés plus ou moins secrètes se cachent des Chemises noires mussoliniennes répandant la terreur dans les rues. Pas étonnant donc que Corto y préfère la compagnie des chats, auxquels il raconte une version féline de la Genèse...


Du reste, le pinceau de Pratt s'épanouit comme jamais dans des ruelles et courettes qu'il semble connaître par cœur, un jardin secret qu'il dévoile et partage avec tendresse, déférence et facétie. Parce qu'elle est la synthèse des rêves et souvenirs d'un gamin du vieux ghetto, la Venise pratienne n'est pas tant romantique qu'ésotérique, un peu comme une tour de Babel enfoncée dans la lagune. Et comme elle est vidée de ses habitants, le brassage des cultures s'exprime sous la forme d'une chaire arabe dans une église chrétienne, d'un lion grec frappé de runes nordiques ou d'une main de Fatima ornée de l'Étoile de David.


Pratt parvient donc à une symbiose étonnante, envoûtante, et d'autant plus réussie qu'elle contraste positivement avec les personnages, dans l'ensemble assez laids - pour la première et unique fois dans la série. La phase de transition entre son style hachuré des cinq premiers tomes et sa ligne plus claire amorcée dans La Sibérie n'est pas encore achevée, et cela se ressent dans les visages et les regards, plus distordus et moins profonds qu'avant. Hipazia, notamment, est censée être d'une beauté époustouflante mais ses yeux de poisson et son profil raté la font ressembler au mutant Sabretooth du premier film X-Men. Corto lui-même souffre à l'occasion de ce manque d'assurance de son créateur, heureusement rectifié dès l'album suivant.


De manière générale, il n'est cependant pas exclu que leur apparence moins réussie que d'ordinaire contribue au peu d'enthousiasme suscité par l'ensemble des personnages de Fable de Venise. À l'exception de l'actrice Louise Brooks grimée en militante polonaise, du fantasque Gabriele d'Annunzio représenté sous les traits du Poète et de Raspoutine qui passe du Père Noël dans l'aventure précédente au Génie de la lampe dans cet album, aucun ne laisse une impression indélébile.


Cela ne serait pas si problématique si le récit lui-même était vraiment prenant, mais en ce qui me concerne la Fable ne prend pas totalement, sans doute parce que je la trouve trop phraseuse : l'énigme à l'origine de l'habituelle chasse au trésor est relativement simple mais Pratt préfère l'étirer en looooongues explications mystico-historiques plutôt que de créer des rebondissements convaincants. Je trouve également la résolution trop simple pour être convaincante. Les considérations néo-platoniciennes me laissent également de marbre (sans mauvais jeu de mots) et je préfère ne pas dire ce que je pense des séquences maçonniques, que je tiens en horreur depuis Guerre et Paix.


Après être arrivé au point d'orgue que constituait La Sibérie du point de vue de l'évolution du personnage de Corto Maltese, Hugo Pratt ne pouvait a priori que se répéter ou faire marche arrière - mais c'est une troisième voie qu'il est parvenu à trouver avec Fable de Venise, celle du détour ésotérique, comme s'il avait décidé de se prendre au mot en empruntant un passage secret dans quelque cour magique... dommage qu'en ce qui me concerne, la substance du voyage n'ait pas été à la hauteur de son ambiance, mais le détour en valait tout de même la peine. Il faudra cependant attendre les aventures suisses du marin à l'oreille percée pour que je sois pleinement convaincu par l'exercice ! Mais auparavant, c'est à un nouveau long et ardu périple physique que Pratt prépare son héros...

Szalinowski
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le 17 juil. 2021

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