Mystère à Venise
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le 27 juil. 2020
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Des grands espaces sibériens aux ruelles étroites de Venise, la transition est rude. Pratt a décidé d’y exiler temporairement son marin de héros, pour le plaisir de revenir dans les lieux secrets de son enfance à lui, une enfance qu’il raconte d’ailleurs dans la préface de l’édition Casterman de 1981… Cette préface, importante pour saisir l’origine de Fable de Venise dans l’esprit de Pratt, même si elle est finalement peu connectée à l’énigme de l’émeraude, dissimulée dans un lieu secret de Venise, que Corto recherche, figure-t-elle dans les éditions plus récentes ? A vous de nous le dire…
En tous cas, Pratt nous fait découvrir ici une Venise assez éloignée des clichés habituels, où les influences maures et espagnoles sont fortes, et où les Francs Maçons affrontent les chemises noires de l’époque (on est en 1922…). Les femmes sont comme toujours aussi belles que mystérieuses, et surtout dangereuses : plus que la superbe, et froide, et folle Hipazia, pour laquelle une véritable cour de Vénitiens s’entredéchire, on a le droit de préférer l’étonnant personnage de Petit Pied d’Argent, infirme sans âge, qui ne reviendra malheureusement pas, nous semble-t-il, dans la suite des aventures de Corto. Ou, mieux encore, Louise Brookszowyc, fantasme de Loulou (Louise Brooks), alors qu’on ne savait pas Pratt particulièrement cinéphile : elle, elle réapparaîtra plus tard dans Tango. Pratt nous y fait aussi croiser Gabriele d’Annunzio, le « poète », et utilise largement la référence au Baron Corvo : ils sont les deux personnages réels du livre, ancrant dans l’Histoire, la vraie, une « fable » qui est plutôt fantaisiste. Poétique, dirons-nous, par amour pour Pratt.
Car il faut bien reconnaître que, si à sa sortie, Fable de Venise nous avait bluffés, à la relecture on est bel et bien en dessous des merveilles qui ont précédé. L’histoire est incompréhensible, il y a de trop nombreux passages extrêmement verbeux, et les deux décrochages loin de la réalité pourront frustrer le lecteur : si le délire de Corto blessé, avec Raspoutine réapparaissant en génie arabe délivré d’une bouteille (de lait…), ne manque pas d’humour, le choix d’une sorte de théâtralisation de la conclusion, convoquant tous les « suspects » pour une (fausse) révélation finale à la Agatha Christie, met sans doute trop en abyme l’aventure que Corto vient de vivre pour que le romantisme – cette caractéristique si essentielle des livres de Pratt – y résiste.
Reste qu’il est toujours délicieux d’y voir Corto courir sur les toits de Venise, en chuter pour échapper aux balles des multiples bandes voulant sa mort, et retombant toujours plus ou moins sur ses pieds, comme les chats vénitiens à qui il raconte une version féline de la Genèse. Et que le graphisme de Pratt y est magnifiquement élégant, dépouillé mais toujours très juste, marquant le début de la période « classique » de la saga.
Reconnaissons que Pratt cherchait surtout avec cette Fable de Venise à donner un ton différent à ses livres, à les imprégner plus profondément de mysticisme, à les irriguer plus encore de dizaines d’histoires et de légendes venues de civilisations diverses, qu’il mêle ici à sa guise, juste pour le plaisir. Comme si, pour lui, cette toile qu’il tisse peu à peu, en utilisant des fils disparates, tirés de cultures différentes, c’était au final la meilleure représentation possible d’une humanité à l’infinie variété, et pourtant unique.
Si Fable de Venise est loin d’être le meilleur Corto Maltese, il fascine par sa liberté poétique, son refus du réalisme. Et par cette foi – précieuse, surtout vu depuis 2025 – que la culture (connaître des langues, lire des livres, admirer des sculptures et des peintures…) et la tolérance (l’ouverture à l’autre) sont les plus belles vertus qui soient.
[Critique écrite en 2025]
Créée
le 19 mars 2025
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