Gin to Kin
7.8
Gin to Kin

Manga de Nobuyuki Fukumoto (1992)

Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on ne sait pas dans quoi on s’embarque lorsque l’on s’essaye à Gin to Kin. On en a une vague idée si on a déjà lu Kaiji ou encore Akagi, et on se doute que ça va filouter dans les entournures. D’ailleurs, avec un pareil auteur, le doute n’est pas permis. Imaginez Kaiji, mais du point de vue de la Teiai – sans l’aspect parodique j’entends. Le héros – si l’héroïsme est bien à propos dans cette œuvre – il prête de l’argent mal acquis. C’est le postulat de base ; Ginji a un milliard de yens dans ses cartons et il les prête. Voyons comment ça va se goupiller. Fukumoto est à la barre, on va voguer joyeusement, même dans la tempête.


Ginji ne prête pas de l’argent si l’on se penche davantage sur son altruisme intéressé ; il refile le cancer à qui attrape une liasse entre ses mains. Et sciemment. Morita, qui est l’avatar du lecteur plongé dans l’œuvre, observe et ne comprend pas, il ne comprend pas pourquoi tous ces emprunteurs viennent se faire assassiner de leur propre chef en souscrivant à des prêts qui les tueront bien assez tôt.


Quand Nobuyuki Fukumoto commence à vous parler du système bancaire et de l’économie, vous savez que vous allez en apprendre beaucoup. Il est des mangakas verbeux qui aiment distiller leur philosophie par traités entiers pour mieux étaler l’inanité de leur pensée. Avec des mots simples et sans s’attarder, Nobuyuki Fukumoto présente une réflexion qui lui est propre et qui a la mérite d’être pertinente. Le premier test des 50 millions de yens, avec ce qu’il implique, est d’une simplicité biblique tout en trouvant le moyen d’être on ne peut plus pertinent. C’est une excellente mise à l’épreuve pour évaluer la confiance que l’on pourrait avoir en un individu.


Le contexte de l’œuvre s’inscrit à l’époque de la crise économique dont le Japon avait été la victime consentante durant la décennie 1990. Et qui se sera un peu penché sur les méandres de la finance vous le dira : il n’y a pas de meilleur terrain de chasse aux opportunités qu’une bonne crise financière. C’est encore là que les charognards se régalent le mieux.


Le steak que nous sert Nobuyuki Fukumoto est plein de nerfs, il faut mâcher méticuleusement si on veut en faire bombance. On entre dans le domaine de la finance appliquée et des manœuvres se rapportant aux mécanismes y étant associés : ça n’est pas nécessairement abordable si on ne se concentre pas un peu. Mais c’est encore ça qui fait le sel de l’œuvre.

Plus d’une décennie avant la crise des sub-primes, bien avant le cas Jerôme Kerviel, Fukumoto nous relatait la psychologie des spéculateurs boursiers frénétiques. Leurs actes ne se rapportaient plus à la finance mais à la folie furieuse ; la perte des réalités et la frénésie motivée par le risque. Avec une mentalité pareille à celle d’un ludopathe qui se ruine au Black Jack, même les millionnaires ne peuvent pas s’empêcher de chercher à faire du fric, quitte à se ruiner. La notion de « assez » fluctue selon que vous soyez millionnaire ou non. Le témoignage d’Umeya est un cas d’école qui présente en détail la manière de penser de ces gens ; le diagnostique qu’on en retire n’est pas reluisant, mais on comprend bien des choses après en avoir pris connaissance.


Les astuces de Ginji pour tromper son monde sont inventives et crédibles pour tromper la vigilance de ceux qu’il s’apprête à duper. D’autant que les adversaires ont du répondant pour le contrer. Mais jamais assez.

Les Yakuzas présentés ici sont eux aussi modelés à partir de la crédibilité même. Pas de mafieux bodybuildés et armés : rien que des petits magouilleurs véreux trempés dans des arnaques financières. Ça tue le mythe, mais les yakuzas de l’honneur, Kinji Fukasaku nous avait déjà prouvé de longue date que ça n’avait jamais été rien d’autre qu’une farce. Ils sont tous aujourd’hui, pour la plupart, des hommes d’affaires cachés derrière des sociétés écran. Morita ne se trompera pas en les comparants à des bureaucrates peureux. Le panache, c’est plus d’actualité chez eux.


Gin to Kin est un manga un peu touche-à-tout dans le milieu du crime organisé sans fantasme ajouté, mais avec toujours les jeux coutumiers que l’auteur affectionne tant. On y alterne entre des magouilles financières qui impliquent le politique avec des épisodes plus audacieux, comme la garde d’un otage dangereux pour négocier des privilèges avec les autorités. Épisode qui, naturellement, tourne court. Le manga ne se laisse pas enfermer dans une seule thématique ténue et sait alterner entre les longues discussions de stratégie financière et un semblant d’action, lui aussi mêlé à de la réflexion. À certains égards, il se rapproche de Kurosawa mais sans la dimension vibrante et humaine qui donnait son souffle à l’œuvre. Les personnages, comme les enjeux, sont bien moins vivants en comparaison.


Certains épisodes sont assez creux et miment la profondeur. Comme le choix entre les deux valises sur le toit de l’hôpital qui ne répond à aucun enjeu véritable. La trame n’a aucune direction claire et vivote plus qu’elle ne va quelque part. Je peine à comprendre ce qui relie chacun des arcs narratifs entre eux et surtout ce qui les enclenche. Les filouteries et les arnaques qui s’agencent sont du reste très appréciables, mais on peine à saisir leur finalité. Devenir les maîtres en amassant une fortune… mouais.


Chassez le naturel… il faudra attendre le tiers de l’œuvre avant que se profilent les premières parties de cartes. Puis une partie de Mahjong dans la même foulées. Et des qui soient convaincantes pour tout ce qui entoure les tactiques et les triches. À mille lieues en-dessous de Kaiji néanmoins. Tout est bon pour plusieurs centaines de millions de yens. L’un des rouages de la triche occasionnée à cet égard aura d’ailleurs inspiré le premier épisode de Joker Game. Les jeux de Nobuyuki Fukumoto ne sont par ailleurs jamais axés autour des règles mais autour des manières de les enfreindre et de contrer la triche adverse. Oui, décidément, on est loin d’un Gamble Fish.


La politique s’agrège aux enjeux d’argent. De la politique politicienne bien sale, bien cynique, mais jamais exagérée dans ses manifestations. Des criminels, des politiciens, l’envie de dominer le Japon… Gin to Kin, c’est finalement rien moins que ce à quoi aurait dû ressembler Sanctuary si Buronson s’était embarrassé ne serait-ce que d’une once de crédibilité dans son propos. Nobuyuki Fukumoto est un homme qui observe la finance et la politique avec un œil si clairvoyant que la couleur de ses prunelles se confond avec les ténèbres. Point de jérémiades venues de babord qui soient poisseuses de pathos de moraline : rien qu’un regard froid et avisé, celui d’un adulte qui sait de quoi il parle.


On saute perpétuellement du coq à l’âne d’un arc à l’autre pour quitter la politique et le jeu afin de se retrouver dans une mission de sauvetage au sein d’une famille industrielle en guerre interne. Une histoire à part entière dont on n’aurait jamais suspecté l’émotion qu’elle puisse suggérer à son terme. L’intrigue est passionnante au demeurant, c’est une de ces histoires dans laquelle on retrouve un petit côté City Hunter sans les gonzesses où les flingues – pourtant ici présents - auraient été troqués contre de la réflexion, de la tactique quasi-militaire et même du rebondissement. Avec les ratiocinages de bon aloi, on flaire même même des accents de Hunter x Hunter dans les termes. La comparaison est plus aisée encore alors que la guerre fratricide qui a cours renvoie sans l’ombre d’un doute vers l’arc de la guerre des princes. On ne me fera pas croire que Gin to Kin n’a jamais exercé d’influence sur Togashi, et cette parenté, ainsi établie, devrait en principe enjoindre bon nombre de lecteurs à s’essayer à Gin to Kin.


Le fil directeur du récit, néanmoins, est quelque peu entortillé et s’emmêle sans trop qu’on ne sache déterminer le parcours exact partant d’une extrémité pour en amener à une autre. Il n’y a que peu de liens logiques d’un arc à l’autre qui, s’ils sont tous intéressants dans leur registre une fois pris individuellement, peinent cependant à faire sens lorsque l’on cherche à les emboîter. On jurerait lire un ramassis d’idées éparses que l’auteur aura plus ou moins cherché à articuler entre elles sans trop y parvenir, mais sans trop échouer non plus.


La morale de Gin résonne avec mes convictions. Le mal, sous toutes ses formes, est quelque chose de répugnant dont on voudrait se laver en toute occasion. Mais si un recul historique froid et implacable nous amène à tirer une conclusion, c’est celle qui fut énoncée dans le présent manga. Il n’y a qu’un mal plus conséquent qui peut éteindre un autre mal. Les belles âmes et ce que l’humanité comporte de plus honorable et valeureux sont impuissantes face au mal. Un peu comme le serait un boxeur émérite face à un adversaire armé et autorisé à frapper sous la ceinture.

Le plan des fils de Kamui n’aurait pas pu être plus bancal à moins d’être élaboré par Jonathan Daval en personne. Dissimuler aussi mal le suicide de leur père les aurait mis immédiatement sur la liste des suspects. Car faire se suicider par arme à feu un homme qui n’aurait pas de trace de poudre sur les doigts ; c’est l’erreur rédhibitoire à ne pas commettre. N’oubliez jamais les enfants, si vous devez maquiller un meurtre par arme-à-feu en suicide, la victime se doit impérativement de tenir l’arme dans sa main au moment où il pressera la détente : jamais après que la balle ne lui ait traversé le crâne. Vous ne pouvez pas vous permettre ensuite de vous servir de sa main morte pour tirer une deuxième balle, car un suicide par arme-à-feu qui suppose de tirer deux coups est aussi très suspect en soi. Soyez coupables, mais soyez responsables ! D’autant que les fils chercheront plus tard à attacher les jambes et les mains de leur père – que l’aîné aura en plus écrasé de sa semelle - avant de tenter la récidive ; quel policier pourrait croire qu’un corps avec des traces de liens et de brutalité n’a pas été soumis à une contrainte tierce avant de mourir ?

L’arc final n’est pas spectaculaire, simplement dans la lignée de ce qui avait été précédemment construit à l’occasion des paris. Il a en tout cas l’infini mérite de conclure l’œuvre pour de bon et sans nous dorloter.

Le départ de Morita et l’anéantissement d’un Ginji vieillissant, lui aussi usé de ce monde dans lequel il évolue nous épargnent un Happy End convenu. Pour Gin, l’aventure continue, mais elle ne se poursuivra pas jusque là où il l’avait envisagé.

L’œuvre, en dehors de ce qu’elle a de didactique à nous offrir, manque à ses débuts de corps et de cœur. Les personnages, lorsqu’il est question de paris, sont trop souvent garantis de tout accomplir grâce aux facilités accordées par la narration et une intrigue parfois taillée à leur mesure. Gin to Kin fut une première mise en jambe précédant Kaiji ; un échauffement avec un soupçon dramatique sur la fin. On peut clairement parler de prototype de Kaiji alors que certains personnages ont même parfois été remodelés avec une personnalité analogue. Je pense notamment au vieux président Matsui qui a tous les traits de psychopathie partagés par Hyôdo à la tête de la Teiai. Gin to Kin est une œuvre infiniment plus poignante qu’elle ne le laisse penser à ses débuts glacés. Elle est, à maints égards, un prototype de Kaiji ; mais elle est assurément bien plus que ça.

Josselin-B
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le 31 mars 2023

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Josselin Bigaut

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