Gloutons & Dragons
7.8
Gloutons & Dragons

Manga de Ryôko Kui (2014)

L’occasion était trop belle pour que je ne m’en saisisse pas. La semaine passée, Gloutons et Dragons – ou Dungeon Meshi en version originale – se sera clôturé sur un chapitre venu parachever une saga dont on ne ressort pas indemne. C’est en ayant la panse bien pleine de m’être si bien repu l’esprit que j’ai choisi de publier cette critique plus en avance que je ne l’aurais dû. De quoi donner un avant-goût à ceux qui, pour la plupart, je le sais, ne découvriront le manga que par le truchement de l’anime en devenir. À ceux-là, je leur dis par avance, le support papier sera ici indépassable.


Le titre de l’ouvrage présent, quand il est traduit en français, n’accorde que peu de place à la moindre ambiguïté. Ce n’est pas tant un récit d’aventure dans un univers fantastique qu’on nous soumet, mais un RPG qui ne dit pas son nom bien qu’il se mime assez ostensiblement. Une quête initiale – simple et efficace – des réflexions stratégiques sur la gestion de l’équipement, de l’argent et de l’équipe affichées en préambule, des sorts de résurrection ; l’aspect RPG donjon ne cherche même à se masquer, il s’exhibe, impudique, sans pourtant jamais s’annoncer comme tel.


Du reste, le rendu est remarquablement bien foutu.


On ne saurait se satisfaire de seules féeries trempées dans un contexte médiéval pour seulement accepter l’aspect RPG. Il y a un travail de fond à commettre que bien peu d’auteurs, s’étant pourtant essayés à ce registre par centaines, soient jamais parvenus à nous présenter. L’aspect inhérent à la gestion, initialement, sera le sel de l’œuvre ; celui venu relever sa saveur pour que jamais les planches ne s’affadissent.


Versatiles ces planches au demeurant. Quelques dessins mettent l’eau à la bouche quand le gros du gueuleton de lecture qui sera le nôtre ne sera cependant garni que du strict minimum. De bien assez cependant. Les décors souvent absents, des visages relativement peu détaillés mais qui se gardent bien de chercher à être démesurément expressifs, c’est très sommaire et ça ne vient, la plupart du temps, que s’accepter comme un pis-aller venu donner forme au contenu de l’œuvre afin que celui-ci s’incarne. Le dessin, en l’état, accomplit le travail élémentaire qui lui incombe. Sans excès de zèle, certes, mais sans faux-pas. En trouvant même par moments quelques singuliers éclats de plume qui rappelleront du Hiromu Arakawa aux contours moins arrondis ; aux accents moins juvéniles. Et puis, quand le récit va, tout va. Ce n’est que lorsque le fond est faisandé que je viens agonir la forme, privilégiant toujours le contenu au contenant. En écrivant cela, je ne dévalorise cependant pas le coup de crayon. Celui-ci est léger sans être frivole, il garde une contenance sérieuse dans des tons légèrement éthérés. Je l’ai apprécié pour ce qu’il avait d’appréciable car il était rondement mené du bout du crayon. Il rapporte l’essentiel, et il le rapporte sans emphase ni fainéantise. Oui, ce trait, jamais il n’en fait de trop ou pas assez, et cela suffit à ce que je lui administre mes bonnes grâces. En somme, il plaira à son lecteur sans que celui-ci n’en prenne conscience tant les dessins s’harmonisent naturellement avec ce qu’ils nous font parvenir. Dieu sait qu’ils n'ont apparemment rien d’exceptionnels… mais ils tombent si bien, si juste, que je leur trouve des mérites et des charmes que je peine à articuler. C’est sa sobriété fonctionnelle qui m’a séduit et qui, je pense, ne devrait pas laisser indifférent qui sait apprécier ce qui révèle sa beauté dans la simplicité. Il y a un véritable génie dans la simplicité du dessin. Une simplicité qui, progressivement, s'élaborera un peu plus ; un peu mieux. Aucun effet stylistique n'est jamais de trop, ne cherche à être tape-à-l'œil ou autre, c'est parfaitement adapté. Comme la présentation d'un plat venu faire honneur à ses délicates saveurs.


Et tout cela, c'est sans compter une pagination tenue d'une main de maître pour nous garder tout contre un récit qu'on ne souhaiterait plus quitter pour rien au monde. Les dessins de Gloutons et Dragons ? Ça n'a l'air de rien jusqu'à ce qu'on réalise en réalité que c'est mieux que tout. Ça ne vous saisit pas aux yeux immédiatement, mais ça vous imprégnera les globes oculaires bien assez tôt.


Ces descentes en donjon dont on nous gratifie ici, c’est quand même plus digeste que ce qu’on nous aura présenté avec Made in Abyss. Ce n’est pas sous l’augure du drame et des grands principes qu’on s’enfonce dans des ténèbres enveloppées de rocailles – à moins qu’il ne s’agisse de l’inverse – mais d’un rapport pragmatique à la réalité du terrain qui se dessine alors. Et qui se dessine joliment – outre les graphismes j’entends. Car, autour de ce donjon, Ryoko Kui a bâti tout un petit écosystème social sympathiquement travaillé qui évolue avec ses paramètres et sa logique propre. Elle est partie du RPG donjon basique et a approfondi l’univers en y ajoutant des variables relatives aux nécessités qui incombent à l’existence. Le récit est très immersif et d’autant mieux crédibilisé par une construction de son univers écrite tout en souplesse. Les détails et les informations sur tout ce qui se rapporte à la vie du donjon, à la société qui s’y forme, à la faune qui y grouille sont vraiment appétissants. D’un chapitre seulement, l’auteur se saisit de son lecteur par le cœur et l’attire plus loin dans son œuvre pour qu’il y poursuive une agréable lecture. La première impression, en toute chose, est essentielle ; et elle est ici si bien réussie qu’on s’embarque dans ce voyage sans filet. Les lecteurs de mes critiques me savent pourtant vigilant et farouche quand je renâcle dédaigneusement à lire un nouveau manga. Et à ceux-là – comme aux autres d’ailleurs – je leur dis que je suis parti Tu Schuss et sans regarder derrière moi. D’instinct, je sais reconnaître ces auteurs qui, comme pour Hunter x Hunter ou Desert Punk, élaborent sur le moindre détail et circonstancient jusqu’à la dernière pierre venue paver la route. J’aime quand, dans un récit prompt à l’aventure, on prend la peine de s’arrêter constamment afin de délibérer en détail sur le tout venant. Quand ça cause, que ça développe et que ça cogite à dessein en attendant de prendre une décision, ça me met tout chose, que voulez-vous. Il y a, dans le festival incessant de la causerie, et uniquement lorsque le moindre mot est employé pour nous informer, une forme d’intelligence scripturale à laquelle je ne suis décidément pas insensible. Je me plais à croire que je ne suis pas le seul.


Du fait de la thématique gastronomique dans laquelle l’intrigue y multipliera de profondes incises, il se trouvera des esprits tudesques – pour ne pas dire des gros cons mal dégrossis – qui, parce qu’il est question de monstres qu’on cuisine, voudraient tenter la comparaison avec Toriko. Notez bien qu’ils le pourraient… à condition de manquer de goût et de discernement. Gloutons et Dragons est ce qu’aurait pu être Toriko si son auteur avait su s’appesantir sur son écriture plus d’une minute. L’idée, dans les grandes lignes, est la même. Son exécution, cependant, est sans commune mesure. Comparer Toriko à Gloutons et Dragons, en l’état, serait une déplorable faute de goût en ce sens où cela reviendrait à comparer un burger ranci et une pièce de bœuf de Kobé au prétexte que, dans les deux plats, on y retrouve de la viande bovine.

Quelle grotesque erreur d’appréciation que celle-ci.


Le sens du détail dans des recettes improbable, ça n’en fait que mieux ressortir les délices. Ici, on ne se saisit pas des monstres pour les jeter dans une marmite pour, par magie, en retirer un plat digeste. Savoir quels morceaux choisir très exactement, comment les cuisiner et avec quoi les accompagner seront des enjeux cruciaux pour faire le gueuleton qu’on attend la salive aux lèvres. Oui, avec ce sens du détail si raffiné et exquis dans ses accents narratifs, on déguste et se goberge de chaque plat à plus d’un titre. Cette lecture, c’est autant un délice pour le palais que ça l’est pour les méninges. Car il en faut des trésors d’imagination et de la minutie dans l’écriture pour nous faire baver en cuisinant des ingrédients imaginaires et parfois, bien peu ragoûtants aux premiers abords.


Le travail de l’anatomie de chaque créature qu’on développe en toute occasion n’épaissit que mieux la consistance d’un contenu déjà pourtant bien fourni. Je pense ne pas me fourvoyer en écrivant que l’auteur, quand elle laisse parcourir crayons et stylos sur le papier, le fait avec une passion qu’elle étale sans gêne et sans vergogne. Et de cela, on ne peut que l’en remercier, car les prétextes au régal sont légions et la bombance, à chaque chapitre qui vient, promet d’être orgiaque. Il y a un travail de relecture du genre RPG donjon ; une déconstruction qui n’a été entreprise que pour faire le lit d’une reconstruction plus savante encore. Il en faut de l’imagination, mais aussi de la rigueur, pour répliquer si intelligemment le principe de la cuisine jusqu’au moindre de ses tenants – et je dis bien au moindre – dans un univers fantastique où la faune fantaisiste devient un potentiel jardin des délices. Car toutes ses idées se rapportant à la flore et à la faune qui, ici, se chasse avant de se digérer, a forcément nécessité un travail de recherche pour ensuite construire un écosystème organique. Tout cela est si recherché que même la question de la malnutrition dans le cadre de l’exploration de donjons sera abordée… et fort à propos par ailleurs. On s’immerge tant et tant dans cette œuvre pourtant percluse de fantaisie qu’on se sent soi-même concerné par les problématiques abordées.


La chasse… l’humour – souvent accompli aux dépends de Marcille – et la cuisine qui résulte du gibier, ça ne pourra pas ne pas rappeler cette autre saine lecture que fut celle de Golden Kamuy. Toutes proportions gardées, bien entendu, mais toutes ces informations qui fourmillent, même si elles sont ici fictives, rappelleront certains plaisirs éprouvés à la lecture des deux œuvres. Même les frasques brutales – car il faut bien les tuer ces monstres – trouvent le moyen d’être ici si bien orchestrées qu’elles trouvent là encore le moyen d’être savoureuses. Ryoko Kui n’a décidément pas qu’une seule corde à son arc dès lors où il s’agit de toucher son lectorat en plein cœur.


Les personnages de cette aventure sont très simples, élémentaires. Il n’y a pas de trait franchement approfondi chez eux, mais il y a ces petits traits de caractère qui, sans avoir à être grandiloquents, trouvent le moyen d’être sympathiques. La candeur insouciante et insolente de Senshi, la douce acrimonie de Chilchuck ou encore l’absolu manque de jugeote de Laïos jouent ainsi pour beaucoup à mieux nous lier à l’aventure en se laissant entraîner par ceux qui la mènent. Ceux-là, ces personnages principaux, ils sont doux sans être doucereux, et on se laisse ainsi lentement envelopper par leur présence. En usant de ces personnages, l’auteur utilise des ingrédients apparemment assez fade pour finalement nous concocter une recette dont on se plaira même à lécher le plat. Les personnages, un chapitre après l'autre, plutôt que se développer, s'affinent. Ce n'est pas tant qu'ils évoluent au travers de leur parcours qu'ils se dévoilent pour ce qu'ils ont de plus exquis. Ces personnages qu'on croyait sympathiques mais sans plus, finiront immanquablement par nous saisir aux tripes par ce qu'ils ont de plaisant à déballer.

Jusqu’au moindre aspect de son œuvre, madame Kui saura toujours assaisonner sa recette éditoriale à propos.


Sans redondance aucune, les prétextes à la chasse varient selon les circonstances du fil de l’aventure qui nous occupe. On n’a jamais l’impression de lire ces mangas épisodiques où chaque chapitre n’a aucune finalité si ce n’est celle d’occuper une vingtaine de pages dans la semaine. Elle a des choses à écrire notre auteur et chacune des petites aventures, s’agrégeant une à une dans la continuité de leur périple, s'avère particulièrement dense en contenu, car riche d’informations et d’imagination. En prenant son univers par le petit bout de la lorgnette, l'auteur construit son œuvre en aval pour lui faire gagner en ampleur petit à petit. Voilà qui nous change de ces mangas d’heroic fantasy où l’on se contente des grandes lignes d’un vaste univers qui ne prendra jamais la peine d’être exploité. Ici, l’exploration se fait un pas après l’autre car chaque avancée, même la plus modeste, est un prétexte à mieux définir et approfondir ce monde intelligemment construit qui s’offre à nous. Il n’y a pas ici un seul élément propre à une exploration de donjon qui ne soit pas exploité au profit de la gastronomie. Le tout venant est à l’avenant, rien ne sera épargné quand il sera question de cuisiner. Il en faut de l’imagination pour savoir détourner tant d’éléments pour les ramener à l’assiette. Cela, Ryoko Kui peut s’en targuer fièrement, car tout ingrédient, chaque ustensile de cuisine improbable trouve alors le moyen de se justifier intelligemment. Des exemples, je pourrais vous en donner à foison, mais je ne souhaite pas déflorer la surprise procurée par la lecture. Car des prétextes à se surprendre de l’ingéniosité de l’auteur dans le cadre de cette cuisine nouvelle dont nous sommes gratifiés, il y en à chaque chapitre qui vient. Comment ne pas se régaler dans ces conditions ?


Ce régal, il ne sera d’ailleurs pas que gustatif. Ce serait limiter Gloutons et Dragons dans ses attributions de que de prétendre que sa seule vertu cardinale tend vers la cuisine. L’appel de l’aventure, perdus que sont nos protagonistes dans le donjon, offrira bon nombre de scènes où le combat sera de circonstance. Mais pas de ces combats navrants et virevoltants où l’on s’agite et où l’on frappe inconséquemment, chaque coup étant renforcé par une mise en scène résolument tapageuse. En ces planches, on prend le temps de bien faire et sans jamais céder à la sirène de l’excès. La sobriété, décidément, est une des forces de l’œuvre. Conjuguée à l’ingéniosité de son auteur, elle aboutit ainsi à des scènes de combat qui, dans leurs modalités, là où une longue réflexion précède l’action, m’auront rappelé le schéma narratif de certains combats de Hunter x Hunter. Oui… c’est bien foutu à ce point, car l’astuce, toujours, prévaut sur la force. Que voulez-vous, Odysseus a toujours su mieux me courtiser qu’Achille. Gloutons et Dragons n’est décidément pas qu’une affaire de bouffe, c’est bien plus que cela et on ne s’evertuera jamais assez à le rappeler.


Le travail de reconstruction dont je parlais a en réalité plus à voir avec une minutieuse vivisection du genre ; on porte alors un regard qui va au-delà des apparats du donjon pour mieux approfondir jusqu’à la dernière cellule de ce qui le constitue. Un monstre dont l’existence va de soi au prétexte de la seule fantaisie sera ici analysé jusque dans ses moindres détails pour trouver sa justification existentielle dans l’univers. Kyoko Kui, d’une plume tranchante comme un scalpel, a disséqué le « Ta Gueule C’est Magique » propre au genre pour y ajouter une dose de rationnel dans le fantasque. Une armure vide qui cherche à vous attaquer, dans le contexte fantastique, n’invite pas en principe à réfléchir au pourquoi du comment d’un tel phénomène ; et pourtant, ici, la question se pose pour aboutir à une réponse superbement bien amenée. Ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres, car magique ou pas, tout ici trouve le moyen de justifier son existence par une explication tombant fort à propos du fait de sa pertinence.

L’auteur, avec maestria, a revisité le rapport au surnaturel grâce à une nouvelle approche pour ainsi mieux crédibiliser son œuvre dans ce qui apparaît presque dans une encyclopédie d’un monde qui n’est pas le nôtre et qu’on a à sans cesse plus à cœur de découvrir. Que de documentation mes chers, vous n’avez pas idée du bonheur ici à portée de page. Tout ce travail pour mieux détailler le moindre atome de l’univers qu’on nous dévoile est un pur plaisir de lecture. Tout y passe ; tout, même la nécessité des toilettes dans un donjon. MÊME LA NÉCÉSSITÉ DES TOILETTES ! Des idées neuves, il nous en tombe dessus en moissons entières, et chaque goutte qui nous parvient semble puisée dans l’Ambroisie des dieux. Des auteurs avec des idées et de la minutie pour ce qui est de les exploiter correctement, dans le milieu du manga moderne, c’est inespéré ; j’y trouve donc un prétexte tout désigné pour la réjouissance. Voilà une de ces pépites de lecture que je recherche si âprement en piochant à tout hasard dans la fosse à merde qu’est devenu le milieu de l’édition des mangas contemporains. Et rien que pour avoir droit à une pareille récompense, cela valait le coup de s’être sali les doigts avec des lectures impures.


Il y a même des morales percutantes qui viennent vous frapper sans qu’on s’y attende au coin d’une case. Le fait de ne pas avoir recours à la simplicité du fait que cela rend fainéant et incapable notamment. Toute la réflexion sur la nécessité d’entretenir le donjon pour maintenir l’écosystème local dans tout ce qu’il a de fragile. Gloutons et Dragons, c’est tant de choses à la fois et c’est aussi un manga écologique intelligent. Il y a de vraies leçons de vie cachées entre chaque bouchée qu’on se plaît à déguster page après page. Le manga, en ces termes, n’en finit jamais de surprendre ; et toujours agréablement – ce qui est une surprise en soi quand, comme moi, on n’en attendait rien.


Qu’on ne s’imagine pas – jamais au grand jamais – que tout ne se construira qu’autour de la bouffe. Chaque prétexte à la cuisine, toujours superbement amené par ailleurs, agira comme un levain venu faire gonfler une intrigue afin de lui donner une réelle consistance. Quand Senshi faire pétrir le pain, c’est tout un développement sur l’élaboration des relations interraciales qui se discutent le temps de la cuisson. Et le tout, concocté sans les habituels truismes antiracistes navrants.


Si tout nous apparaît sensible et délicat à la lecture, rien, en effet, n’est jamais abordé de manière frivole. Il y a, derrière la fumée de la marmite, une construction de l’univers qui se caractérise par sa rigueur et la densité de ce qui la compose. Sans pathos ni éclats indus, on nous relate un monde qui, à chaque chapitre qui passe, étend un peu mieux nos horizons. Ne serait-ce que le bestiaire… je gage sans risquer gros que quelqu’un adaptera bien assez tôt le manga en jeux-vidéos tant tout s’y prête si opportunément. J’insiste, mais il n’y a décidément pas un chapitre qui nous parvienne sans qu’une idée neuve ne s’y trouve en embuscade.

Et l’humour, qui survient à point nommé chaque fois qu’il fait irruption, fait mouche et vise dans le mille peut-être avant même d’avoir tiré. C’est léger, c’est bien pensé et ça n’a surtout pas le défaut de se reposer avec fainéantise sur le recueil de gags écrits et dessinés par cent fois au moins.


Le scénario, tranquillement s’amorce pour révéler des implications qui, sans avoir à être spectaculaires, s’inscrivent merveilleusement bien dans un contexte politique qui sous nos yeux, se dessine progressivement. Passé l’arc du Dragon Rouge, la machinerie de l’intrigue se renouvelle sans peine et le manga se poursuit dans sa lancée. Avec toujours des séquences plaisantes pour rythmer ingénieusement la trame. Cela, de sorte à ce que jamais le récit ne soit trop ankylosé par des prétentions scénaristiques péteuses. La parenthèse des change-forme – parmi tant d’autres – aura été un des nombreux souffles qui permettent à Gloutons et Dragons de respirer paisiblement pour ne jamais que nous nous étouffions à la lecture. D’autant que cela est chaque fois rondement mené par une narration fignolée aux petits oignons.

L’introduction d’Izutsumi, cependant, rompt quelque peu la dynamique de groupe qui s’était installée et consolidée sur plusieurs tomes de temps. De toutes les additions potentielles au groupe parmi les aventuriers que l’on avait rencontré jusqu’à présent, elle était la plus irritante. On s’y accoutume, mais on ne s’y habitue finalement que de la même manière qu’on se fait à l’idée de devoir mourir un jour. Elle n’entame pas de trop le séjour qui nous concerne, mais chaque intervention de sa part est le prétexte le mieux trouvé pour lâcher un soupir de dépit.

Mais elle reste relativement effacée, ce qui la rend supportable.


Même les Flashbacks ont du goût. Celui de Senshi – et la résolution culinaire qui s’ensuit – gâte les papilles jusqu’aux larmes. L’émotion se mêle gracieusement à la légèreté d’un ton qui s’abstient judicieusement de chercher à trop peser en se donnant des airs qui ne pourrait assumer. Voilà encore et toujours un sens de la simplicité qui requiert une certaine élégance dans la plume. Une qui fait défaut à tant et tant de mangakas, si prompts à la surenchère, à la gravité de façade et au drame à pas cher.


Il n’y aura pas même de romance gratuite en garniture rancie. Ryoko Kui dédiera même un chapitre – désopilant au passage – revenant sur l’inintérêt et la nocivité des amourettes au sein d’un groupe d’aventuriers.

Une femme ; il s’en sera fallu d’une femme pour rattraper les prévarications honteuses et pléthoriques de toutes ses consœurs venues nous navrer avec leurs mignardises roucoulantes. Celles qui n’auront que trop bavé des pages de l’intégralité des Shojôs que compte ce monde damné. Mais qu’elle soit louée cette madame Kui, qu’elle soit sanctifiée même ! Ses hauts-faits le valent bien. C’est en tout cas ce à quoi j’ai œuvré à ma modeste échelle en attribuant une telle note pour mieux récompenser ses œuvres.


Passé un certain événement qui marque l’entame de l’arc final, le cheminement de l’intrigue se fait un brin plus routinier. Il n’est certainement pas décevant - ça non alors, l'affrontement contre les dragons nous le confirmera - mais il ne surprendra plus autant. Disons qu'après s'être si bien gavée d'elle-même, on a senti que l'œuvre, un instant à peine, avait desserré sa ceinture de quelques crans pour se laisser aller.

Quand Marcille, devenue maîtresse du Donjon s’en va en guerre, il y a cet aspect de cataclysme final qu’on retrouve trop souvent des Shônens et Seinens ayant à cœur de boucler la boucle en se reposant sur une bataille de grande ampleur. Il y avait alors, dans la narration, comme des teintes de Dorohedoro après que Nikaidou soit devenue un démon ; je parle de celles qui marquent la fin d’un règne. Toutefois, il n’y a que peu de motifs à s’en lamenter et, quand on trouve, ils ne durent jamais.

Puis ça se termine. Ça se termine bien ; ça fait les choses bien. Cette conclusion tombe comme un dessert exquis au terme d’un repas de roi. L’auteur ne se prive pas de nous livrer un message sur ce que fut le sens de ce voyage. Elle a l’intelligence de s’assurer que son propos soit suffisamment indécis pour ne pas prétendre nous imposer une Vérité révélée, rien qu’une savoureuse piste de réflexion. D’un bout à l’autre de l’œuvre, jamais celle-ci ne se sera reniée. C’est une cuisine de maître dont nous fûmes les heureux gourmets ; pas un ingrédient n’y est pas à sa place, la cuisson est si appropriée qu’on la pense irréelle. L’ultime propos de l’œuvre, alors que se ferme la dernière page, n’est ni mièvre ni convenu, simplement sage et avisé comme le juste point final qu’on attend d’une œuvre aussi spectaculaire. Il y a de quoi rire et pleurer sans jamais qu’on ne vienne vous rançonner les larmes. Voilà à quoi aboutit un sens onirique lorsqu’il est guidé par un esprit subtil.


Poser le regard sur le premier chapitre de Gloutons et Dragons, c’est se jeter dans un engrenage dont on ne sortira qu’après avoir fait le tour de tous ses rouages. Le manga sait séduire et conquérir ses lecteurs pour les faire siens. Pour peu qu’on s’abandonne à une saine curiosité et que l’on cherche à aller au-delà d’un synopsis qui pourrait nous rebuter pour ce qu’il a d'apparemment simple, on s’embarquerait alors dans une aventure qui n’a pas seulement le goût de la fantaisie, mais qui en a aussi la contenance. Une que l’on n’a que trop rarement pu tâter ailleurs.


Mâchez bien et savourez, mes bons amis, car une délicatesse comme celle-ci, on ne vous en resservira pas de sitôt. Je sais en tout cas que je marquerai dame Kui à la culotte d’ici à ce qu’elle nous régale d’une nouvelle œuvre. Sa somptueuse maîtrise du récit et de tout ce qui le compose ne peut en effet que m’incliner à penser qu’elle ne sera pas l’auteur d’un seul succès.


P.S : Un grand merci à mon abonné Tacosavate de m’avoir encouragé à franchir le pas et engager la lecture. N’hésitez pas à lire la critique qu’il a faite de cette même œuvre.

Josselin-B
9
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le 22 sept. 2023

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Josselin Bigaut

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