Peu de séries au long cours représentent aussi bien l'évolution des temps qu'elles traversent que Largo Winch.
Le concept est simple : Un beau mec à l'âge indéterminé, à l'âme de rebelle et aux abdos de dieu grec hérite de la somme fantabuleuse de DIX MILLIARDS DE DOLLARDS !!! (soit presque un quart de Twitter) et de la corporation qui va avec. Tout le monde veut la peau de ce roturier à qui il arrive de porter de simples jeans et T-shirt, et ses ennemis organisent donc toutes sortes de machinations alambiqués pour tirer leur part du gâteau, camoufler leurs magouilles et abattre notre PDG malgré-lui. C'est un peu Batman, si il ne s'intéressait qu'aux crimes commis par et contre Wayne Enterprise, et qu'au lieu d'un déguisement de chauve-souris, il évitait la police par un énorme carnet de chèques.
Et comme Batman, il a sa galerie de méchants hauts en couleurs, c'est à dire les membres de son conseil général, chacun responsable d'une branche de son entreprise. On reconnait bien là l'une des tactiques les plus efficaces de Van Hamme, qu'il utilisait déjà pour XIII et Thorgal : un mystère défini qui va encadrer la série (jusqu'à ce qu'il se laisse distraire et parte dans tous les sens). Qui va trahir parmi cette douzaine de stéréotypes de gros richards ? Le comptable coincé ? Le rédacteur en chef barbu fumant sa pipe ? Le français sarcastique ? Le vieux bras droit franc du collier ? Le Colonel Moutarde ? Le mec avec une moustache à la Hitler ? Lui, oui. Evidemment.
L'autre grande inspiration de cette série, c'est James Bond, notamment à travers la figure du héros, qui malgré son côté rebelle déjà mentionné, se complait vite dans son rôle de playboy homme d'affaire et apprécie les bonnes choses de la vie, tombe un top-model tous les deux tomes, et se balade en jet privé aux quatre coins du monde. Ce qui, évidemment, peut rendre un peu cocasse le fait qu'il doivent toujours s'occuper du problème du jour lui-même à grand coup de scènes d'action bien dessinées et imaginatives. Jamais un milliardaire n'a dû autant mouiller sa chemise que Largo, y compris pour fuir à la nage un yatch russe prêt à exploser. Il a son petit aéropages de personnages haut en couleurs pour lui servir de sidekicks, il a son humour et son charme, il a son passé trouble qu'on peut toujours rafistoler au gré du scénario du jour. Une affaire bien menée.
Enfin, à un détail près. Vous l'aurez compris, l'angle idéologique de la série est celui d'un rapport à l'argent à la fois irrévérencieux (ce bohémien de Largo qui fait rien qu'à faire des cascades partout au lieu de faire des conseils d'administration) et décomplexé (tout le luxe et les sommes folles qui sont l'enjeu de chaque épisode). Une vision libérale bien dans l'air du temps des années 90, et puisque c'est bien fait, pourquoi pas ? Mais les temps changent, et il devint un peu dur pour Van Hamme de ne pas questionner pourquoi son humble héros se torche avec des billet de 100 quand les gueux, qui regardent passer sa moto quand il démantèle un trafic pédophile, vagissent dans la glèbe. A son grand crédit, la perspective le frappa même juste avant que le sujet reprenne de l'ampleur avec la crise de 2008. S'ensuivit une série de tomes tachant d'adresser ce genre de considérations avec plus ou moins de succès.
Les temps changent, et Van Hamme, scénariste vétéran, décida de se retirer de la série, qui avait clairement eu son succès et épuisé son cours naturel. Il fut remplacé, bien sûr, et la série relancée. Aux dernières nouvelles, Largo partait dans l'espace avec un Elon Musk génial et idéaliste. En 2023.
Les temps changent. Aurons nous jamais l'occasion de revoir des héros milliardaires dont on puisse accepter l'héroïsme sans arrière-pensée ? Même Picsou brûle des villages africains pour leur voler leurs terres. Peut on encore voir Largo se dresser contre les injustices du monde du haut de son gratte-ciel personnel, sans avoir un peu l'impression d'être pris pour des bulots ?
D'façon, j'ai toujours préféré ce hippie de Thorgal, moi...