Avec Première Ligue, cinquième tome de la série Tony Chu, détective cannibale, le duo John Layman et Rob Guillory prouve qu’il n’est pas seulement capable de tenir la distance, mais surtout de surprendre et d’élever son univers à un niveau supérieur — plus fou, plus riche, plus audacieux. Ce tome marque un tournant, une montée en gamme, une "première ligue" dans tous les sens du terme.
Ce volume réussit ce que beaucoup de séries échouent à faire à mi-parcours : élargir son monde sans perdre son âme. L’intrigue se complexifie, les enjeux prennent une ampleur quasi politique, et pourtant, le ton reste parfaitement équilibré entre polar, science-fiction gastronomique et satire sociale. John Layman maîtrise l’art du scénario foisonnant mais lisible, riche mais rythmé.
On retrouve Tony Chu, notre détective aux facultés aussi répugnantes que fascinantes (il obtient des visions en mangeant ce qu’il enquête), plus impliqué que jamais. Le personnage s’étoffe, gagne en émotion, en nuance. Il est à la fois enquêteur, frère, compagnon, et surtout témoin d’un monde qui déraille — un monde où la nourriture est au centre de tout, jusqu’au délire.
Ce qui m’a particulièrement marqué dans ce tome, c’est la place donnée aux personnages secondaires. Ils ne sont plus de simples appuis narratifs : ils deviennent moteurs.
- Colby, le coéquipier mi-flic, mi-cyborg, assume son rôle de partenaire borderline avec une énergie communicative. Son duo avec Tony est toujours aussi efficace, entre clashs hilarants et sincérité touchante.
- Savoy, l’ancien allié devenu ennemi trouble, continue d’imposer son aura. Son charisme, sa détermination, et sa position ambiguë apportent une tension morale constante. C’est un personnage qui hante l’histoire plus qu’il ne l’occupe.
- Amelia, la saboscrivore capable de faire ressentir les goûts par l’écriture, est une révélation. Elle gagne en profondeur, en autonomie, et sort enfin du simple rôle d’intérêt amoureux pour devenir un véritable pivot du récit.
Ces figures secondaires enrichissent considérablement le récit, le rendant plus vivant, plus humain… malgré son univers délirant.
Le dessin de Rob Guillory est à nouveau un régal. Son trait déformé, expressif, parfois grotesque, est en parfaite adéquation avec la tonalité de la série. Chaque planche regorge de détails : blagues visuelles, clins d’œil absurdes, personnages en arrière-plan, enseignes loufoques… On est sans cesse tenté de relire certaines pages juste pour savourer tous les niveaux de lecture.
Et derrière la démesure graphique, il y a aussi de la finesse. Les émotions passent, les ambiances se ressentent, et les moments graves ne sont jamais desservis par le style. C’est un équilibre rare, que Guillory maîtrise de mieux en mieux.
Sous ses dehors de farce cannibale, Tony Chu continue d’être une satire grinçante de nos sociétés modernes : obsession de la sécurité, délire réglementaire, pouvoirs corrompus et médias manipulateurs. Ce tome pousse encore plus loin cette critique à travers des situations aussi ridicules qu’étrangement crédibles. C’est drôle, mais c’est aussi diablement juste.
Pourquoi 9/10 ?
Parce que ce tome est une vraie réussite. Il fait évoluer l’histoire sans la trahir, approfondit ses personnages, et garde une audace formelle et narrative qu’on voit rarement maintenue à ce stade d’une série. Ce n’est pas encore le chef-d’œuvre absolu, mais on s’en rapproche dangereusement. Une ou deux intrigues secondaires auraient mérité un peu plus d’espace, peut-être, mais c’est vraiment chipoter.
Première Ligue est une bouchée de génie : un tome charnière, dense, drôle, intelligent, et visuellement débridé. Il confirme que Tony Chu n’est pas juste une bonne idée de départ, mais une œuvre solide, originale, et singulière dans le paysage du comics contemporain. Une lecture qui se savoure avec les yeux, le cœur, et, pourquoi pas… un peu d’estomac.