Quand la BD française rêve plus grand que Le Seigneur des Anneaux ou Star Wars


L'étang
Dans la vase,
Sous la lune de verre,
Juste une ombre.

La fantasy française se hisse au sommet du monde


Est-ce que le public français mesure vraiment ce que la maison d’édition toulonnaise fondée en 1989, les Éditions Soleil, est en train d’accomplir ? Nous assistons à la construction titanesque d’un univers partagé d’une richesse vertigineuse, où chaque culture explorée, chaque contrée arpentée, ajoute une nouvelle pierre à un édifice qui rivalise sans trembler avec des mastodontes comme Star Wars. Des royaumes marqués par la légende, des peuples façonnés par des mythes ancestraux, des océans entiers dominés par les nations du Monde d’Aquilon, qu’il s’agisse des Terres d’Arran, d’Ogon ou nouvellement d’Ynuma, c’est un univers qui s’étend et s’impose, porté par une créativité foisonnante. Avec Terres d’Ynuma, tome 1 : « Samouraï Rouge », Nicolas Jarry nous ouvre les portes d’un nouveau pan inédit des Terres d’Arran, désormais prolongées dans le vaste Monde d’Aquilon à travers les Terres d’Ogon et maintenant d’Ynuma. Après les excellentes sagas consacrées aux Elfes, Nains, Orcs & Gobelins et Mages, qui dessinaient une heroic fantasy occidentale, puis Terres d’Ogon, présentant le miroir d’une heroic fantasy africaine, voici qu’émerge une nouvelle fresque. Terres d’Ynuma transpose sur un mode onirique et mythologique les influences de l’Asie, et plus particulièrement du Japon féodal. Trois continents, un seul univers : le Monde d’Aquilon. Et à travers lui, déjà des centaines de bandes dessinées qui bâtissent, tome après tome, une mythologie foisonnante et riche.


Ce premier tome s’intègre parfaitement dans l’univers d’Aquilon tout en affirmant sa propre identité, distincte des autres Terres, dès sa mise en scène. Contrairement aux séries habituelles, il ne s’agit pas ici d’un récit continu porté par une intrigue unique, mais d’une succession de mini-histoires découpées en saisons. L’ouvrage nous entraîne ainsi de l’automne dans ses marais hantés, à l’hiver glacé des montagnes d’Onna, puis vers les brumes trompeuses du printemps, avant de s’achever sous l’écrasante chaleur de l’été. Une structure originale qui permet d’explorer les confins d’Ynuma à travers une année entière, offrant une variété d’ambiances et de décors tout bonnement somptueux, grâce aux dessins de Vax et aux couleurs de Vincent Powell, qui enrichissent l'expérience à travers des cadres du soleil levant sauce heroic fantasy sauce asian à couper le souffle. Toutefois, cette richesse a un revers, l’absence d’un fil narratif central véritablement puissant, puisque chaque histoire se conclut rapidement, parfois avant d’avoir livré tout son potentiel dramatique. Chaque passage d’une saison à l’autre est marqué par une page blanche qui introduit un court poème en trois vers. Ces haïkus, empreints de sobriété et de mystère, rappellent immédiatement les vers romanesque du jeu vidéo Ghost of Tsushima, et confèrent à l’ensemble une atmosphère poétique et méditative qui sublime le récit.


La source
Un éclat tranchant,
Une veine dans la roche,
Le voile déchiré

Le choix narratif des mini-histoires a au moins un mérite indéniable, c'est qu'il permet de déployer un nouveau bestiaire abondant qui renouvelle en profondeur l’univers d’Aquilon. En tant que fervent admirateur des Terres d’Arran et des Terres d’Ogon, je dois reconnaître que les Terres d’Ynuma imposent une rupture marquée dans la mythologie des créatures. Plus question de simples bêtes féroces ou de monstres classiques de la fantasy occidentale, on entre de plain-pied dans un imaginaire nourri par le folklore japonais tourné autour des esprits. C’est ainsi que l’on croise un yūrei, fantôme des étangs, analogue aux spectres de nos mythologies européennes, mais chargé d’une aura bien plus inquiétante. On y rencontre aussi un kami, esprit de la nature, incarnation d’une force aussi protectrice que destructrice. Plus loin, surgit l’onigo, dérivé des oni, symbole de malheur et de violence, ou encore un yukai de brume (tiré des yōkai, des créatures surnaturelles omniprésentes dans la culture nippone), sans oublier le naku, effrayante entité marine liée aux plaintes et aux lamentations. Autant de créatures qui ne se contentent pas d’être de simples antagonistes, mais qui imposent une atmosphère inquiétante, de peur et de fascination. Avec leurs silhouettes étranges, parfois majestueuses, parfois cauchemardesques, elles offrent des affrontements violentes. Une galerie de monstres inédits qui enrichit le monde d’Aquilon d’une manière inédite et ouvre la voie à des confrontations dépaysantes tournant autour de l'occultisme.


Et là dedans, une question me vient naturellement, est-ce qu'un univers façonné sur des bases occidentales peut vraiment se fondre dans une esthétique et une mythologie japonaise ? Sur un seul tome, difficile d’apporter une réponse définitive. L'elfe par exemple, qu’on ne croise que l’espace de quelques cases, n’a qu’un rôle "décoratif", sans "réelle" intégration. Impossible donc de dire si sa présence se mariera harmonieusement avec cette nouvelle vision. En revanche, les orcs s’imposent d’emblée avec force. Rebaptisés Kugo, ils se démarquent radicalement aussi bien des orcs des Terres d’Arran que de ceux des Terres d’Ogon. Leur peau rouge sang annonce déjà leur singularité, et donne tout son sens au titre de ce premier tome : "Samouraï Rouge". Ce samouraï rouge n’est autre que Zhao, fils de Ruo, guerrier légendaire et bras armé de la prêtresse-exorciste humaine Mei-Jen, avec qui il forme un duo solide. Mais ce qui rend vraiment les Kugo fascinants, c’est le code d’honneur qui régit leur peuple. Loin d’un culte de la violence, ce code impose discipline et retenue pour éviter toute dérive dans la brutalité et la décadence. Chez eux, l’honneur ne se mesure pas au fil du katana, mais dans l’accomplissement d’un travail honnête comme éleveur, artisan, couturier. Autant dire que le statut de guerrier de Zhao, aussi légendaire soit-il, n’est pas vu d’un bon œil par sa propre famille. Son prestige martial n’efface pas la désapprobation, et ce paradoxe enrichit encore davantage son personnage. Cette approche propose une vision totalement renversée des orcs, bien éloignée de l’image barbare et sanguinaire habituelle. À tel point qu'on imagine une rencontre entre un orc des Terres d’Arran et un Kugo des Terres d’Ynuma. Un face-à-face qui promettrait une confrontation de valeurs autant qu’un duel de forces.



CONCLUSION :


Terres d’Ynuma, tome 1 : « Samouraï Rouge », s’impose comme une porte d’entrée audacieuse vers un pan inédit du monde d’Aquilon, qui s'étire une fois encore. Si ce premier tome ne livre pas encore toute sa pleine mesure et souffre parfois d’un récit morcelé, il plante des bases d’une richesse indéniable. En mêlant codes de la fantasy occidentale et mythes asiatiques, Nicolas Jarry et ses compagnons osent un pari ambitieux qui pourrait bien faire des Terres d’Ynuma le pilier majeur de la fantasy. Aujourd’hui, la bande dessinée française s’affirme à travers les Editions Soleil comme la tête de file du plus grand univers narratif français, et, j'ose le mot, l’un des plus ambitieux au monde.


Soleil au firmament !



Rêves perdus
Au fond de l'abîme,
Un assuaire enfoui,
Dansent les esprits.



B_Jérémy
8
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le 30 sept. 2025

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