Fier Mendes (dans le nord de la) France

Certains films souffrent de leur intention.
Surtout quand cette intention est mise en exergue par leur promotion. Impossible alors de ne voir que le résultat sans juger l’œuvre à l'aune de ce qui semble avoir présidé à sa mise en chantier.
Ainsi donc, on nous promettait de découvrir une version inédite de la première guerre mondiale, une facette de son horreur, comme jamais elle avait été porté à l'écran jusque là. Du coup, je m'étais dit que la question principale à laquelle je devais répondre à la fin du film (et, au-delà de l'émotion qu'il pouvait m'avoir procuré, m'aider à étalonner une idée de se valeur intrinsèque) était: ai-je eu l'impression de ressentir toute l'horreur et l'absurdité de la "grande" guerre, telles que mes cours, mes lectures et mes visionnages de documentaires me l'avaient fait imaginer ? Correspondait-il une intuition intime et profonde de ce que je crois que fut la chose ?
La réponse est bien évidemment non.


Ce n'est qu'un spectacle, parfois fugacement chouette, mais rien de plus. Je serais même tenté d'ajouter: ce n'est que du cinéma.
Ce qui devrait donc amplement suffire. Ce n'est pourtant pas le cas. Parce que dans l'esprit de beaucoup, soufflés par la beauté et la technique du divertissement, le film supplantera ce que d'autres œuvres, depuis 100 ans, ont dit de manière beaucoup plus forte et viscérale sur ce qu'a été la plus grande folie humaine, la plus vaste boucherie à ciel ouvert de l'histoire.
Si le film de Mendes devait supplanter les lectures de Vercel, de Genevoix (ou même Céline), le film de Raymond Bernard ou les lettres bouleversantes de poilus, il y aurait là une supercherie assez intolérable à accepter.
Car ce n'est qu'un film Hollywoodien. Comme les autres.
Quand ce genre de production s'attaque à un imaginaire littéraire ou culturel, les enjeux me semblent un peu moins importants que quand on prétend rendre une hommage à la vérité d'un drame passé. Dans cet état d'esprit, si l'on souhaite afficher un effort de réalisme, la première demi-heure du soldat Ryan me semble plus honnête dans son choix de mise en scène que ce procédé de faux plan-séquence, avec esprit de jeu vidéo avec passage de niveaux (le coup du lait, sérieusement ?)


Les problèmes sont quand même nombreux, quand on attend d'être transporté par une émotion qui ne vient pas.


Le principal d'entre eux concerne la topographie des lieux.
Comment se fait-il qu'il faille traverser des lignes ennemies pour ensuite se retrouver aux côté de troupes alliées, avant de nouveau de traverser une ville hostile avant encore d'arriver à bon port ? Je veux dire, pourquoi par exemple les troupes emmenées par Mark Strong ne pouvaient pas elles-mêmes porter le message ? A quel point les communications étaient-elles coupées pour que la pérégrination esthétique de nos deux troufions soit à ce point nécessaire ?
Comment expliquer la présence ces beaux champs herbeux à côté des tranchées ? Les hôpitaux de campagnes à ciel ouvert à deux pas des lignes ? Les rivières à rapides et chutes spectaculaires entre Lens et Saint-Quentin ?


Une volonté annoncée de réalisme se retourne forcément contre ses initiateurs quand les détails gênants s'accumulent. Comme survivre sans séquelles à une charge qui fait s'effondrer le sous-terrain dans lequel on se trouve, quand on a le pied sur la bombe.
Également, pourquoi sentir de longues secondes à l'avance la trajectoire d'un biplan qui ne demande qu'à venir magnifier un gros-plan terriblement cinégénique ?


La personnalité même des héros semble bien étrange. Schofield ressemble à l'archétype du héros hollywoodien innocent: face à l'ennemi, il ne cherche jamais à tuer. Avec l'aviateur, la silhouette rencontrée dans le village et surtout dans le bâtiment où il s'infiltre, il cherche toujours à épargner la vie humaine. Sa réaction face à la mort semble elle aussi surprenante: étonnement un peu effrayé lors de la traversée du no-man's land à la vue d'un cadavre. Dites, on est sensés être en 17, et rien n'indique que nos deux héros viennent d'être parachutés en plein combat. A ce stade du conflit, la mort, la folie, le manque, les privations, le froid, la faim semblaient être le quotidien des combattants. A trop vouloir que le spectateur s'identifie aux héros et partage sa stupéfaction inutile, le réalisateur commet, à mes yeux, une autre erreur conséquente.


On peut même arguer que l'enjeu est assez anémique au vu du contexte global: sauver 1600 hommes au sein d'une guerre qui a provoqué un peu moins de 20 millions de morts dans le monde, est-ce suffisant pour tendre le spectateur ? Les sauver pour qu'ils puissent mieux y passer deux ou trois jours plus tard au sein d'une nouvelle attaque ? Ce décalage n'est-il pas symptomatique du manque de recul profond de ce film, de sa façon de passer rigoureusement à côté de tout ce qu'il aurait du embrasser, et qui le transforme en spectacle parfois plaisant mais surtout creux et inoffensif ? Du fait qu'il ne raconte foncièrement absolument rien ?


Le soft power anglo-américain, à force de mettre en scène les conflits mondiaux, à travers ses jeux et ses films, fait planer la petite musique que seuls ses ressortissants ont œuvré pour la résolution des conflits armés. Si la chose est assez vraie entre 39 et 45, elle est beaucoup plus discutable en 14-18. Plus triste, 1917 rejoint, avec le Fils de Saul ou Dunkerque, une nouvelle mode de films sensés nous immerger de manière inédite dans un horreur historique, alors que nous ne retiendrons d'eux que la technique superficielle qu'ils ont employé pour mieux rater leur cible, et s'égarer dans les tranchées boueuses d'un sensationnalisme factice.
A cause d'une compromission coupable: la radicalité de l'image ne peut avoir de valeur que si elle est accompagnée de celle de l'écriture. Je rage d'autant plus de voir tant de belles occasions loupées.

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le 15 mars 2020

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guyness

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