Troisième volet de la série des Animerama de la Mushi Production — amenant les premiers animes hebdomadaires comme Astro Boy ou Le Roi Léo — après Les Mille et Une Nuits et Cléopâtre, Belladonna et les enfants d’Eiichi Yamamoto se dressent comme précurseur du film d’animation pour adultes au Japon, bien que le mangaka Osamu Tezuka ne participe pas cette fois à ce dernier projet, ultime film du studio. C’est alors dans un contexte où The Witch de Robert Eggers semble s'annoncer comme le nouveau petit bijou de l’horreur, que ce joyau méconnu ressort en salle grâce à Cinelicious et qu’un lien amusant se tisse entre 40 ans de cinéma. Le Mal, en chacun de nous, prend parfois le dessus lors des moments de faiblesse, simples libertés à portée de main pour certains, cauchemars incontrôlables pour d’autres. Fascination malsaine pour l’impur qui se dresse comme force ultime, au même niveau que peut l’être à l'opposé l’Amour. Par leur universalité, ces deux extrêmes ensorcellent et produisent l’admiration, prenant perpétuellement des formes insoupçonnées.


Modernisant l’abstraction et les thèmes comme pensés par l’expressionnisme allemand, Belladonna y puise les multiples incarnations du Mal — mention spéciale pour la voix du diable de Nakadai Tatsuya —, non pas moral, mais métaphysique. En effet, les personnages sont réduits à des émanations d’un monde et d’une nature animés, apparaissant comme figures et représentations du vice. Le Mal règne alors comme originaire, au fondement de tout, et s’en débarrasser devient impossible. Sa présence échappant à son enveloppe physique, il s’imbrique en chacun de nous et la psychologisation d’un ou peu de personnages se défait pour laisser place à des images intemporelles. Le clair-obscur, la rupture formelle et l’ambiance malsaine liée à l’érotisme apparent caractérisent donc l’aspect purement expressionniste de l’œuvre. L’abstraction se voit alors comme cette dimension propre à l’Homme primitif, inchangé par le monde, encore sujet à toute la violence, vengeance et pourtant liberté qui l’habitent, l’instinct à l’ouvrage dans l’expressionnisme.


Le mot psychédélisme vient donc en tête pour définir ce spectacle expérimental et derrière ce terme barbare et passe-partout, un second lien peut pourtant se dresser avec le cinéma allemand des années 20 : l’art non figuratif, dit absolu. Pionniers dans le genre, Walter Ruttmann, Viking Eggeling et Hans Richter proposent alors la vision d’un des rêves de Murnau :



Il s’agit ici de l’architecture fluide des corps dont le sang battra dans les veines, à travers un espace mobile ; il s’agit du jeu des lignes qui montent et qui descendent, se dissolvent ; du choc des surfaces, de l’excitation et son contraire — la quiétude —, de la construction et de son écoulement, de la formation et de la déconstruction d’une vie qui a été jusqu’à maintenant à peine soupçonnée ; il s’agit ainsi d’une symphonie issue de la mélodie des corps et du rythme de l’espace ; c’est le jeu du mouvement pur qui afflue et jaillit. Nous pourrions créer cela avec une caméra dématérialisée. ”



Bien que le cinéma absolu dénie au contraire toute figuration dans ses compositions, le lien est à chercher dans la citation ci-dessus. Belladonna semble actualiser ce cinéma non-figural, exploitant une image sur-figural par un anamorphisme omnipotent des formes, marque de l’universalité formelle du Mal, et où la musique reprendrait son statut d’art non-figural par excellence. La sublime bande-son de Masahiko Sato rime alors avec ce que les Allemands voulaient produire à l’époque avec cette musique pure qui ne dit rien de plus que ce qu’elle exprime. Elle accompagne les formes qui elles, foisonnent de sens à déchiffrer et qui se donne à ressentir. Ce psychédélisme et cet expérimental subsistent donc comme des fluctuations de l’image qui tente de peindre par de nouveaux moyens ce qui ne peut pas l’être au départ. Avant-garde ultime japonaise souhaitant dépasser la représentation, tel fut le credo des productions d’Osamu Tezuka et Belladonna n’échappe en aucun cas à la règle.


À la croisée des chemins, l’image exposée dans Belladonna va jusqu’à faire dialoguer les arts. L’Art Nouveau, les cartes du Tarot, le Pop art, le mat painting, Gustav Klimt, un emprunt du character design propre entre autres aux dessins du français Moebius de la décennie passée, un développement alors par la même occasion d’un univers purement jorodowskien peuvent s’entrapercevoir derrière ce jaillissement chromatique. Là où la couleur s’abandonne au rêve dans le cinéma japonais de l’époque — comme avec Dodes’kaden de Kurosawa —, Yamamoto l’utilise à la manière des influences citées, pour déconstruire son image. Lignes de force, contrastes et abstraction du cadre incarnent autant d’éléments qui prônent la dualité des individus dans un statut formel. Tout ceci se matérialise à la perfection dans le personnage éponyme et sa signification linguistique : en italien, une femme magnifique, en anglais un poison mortel. Ensorcelante et destructrice.


Certes, l’animation minimaliste garde ses limites (elle renvoie notamment au théâtre de marionnettes et leur bouche scellées), car en prêchant l’abstraction, elle déstabilise par la même occasion l’identification du spectateur vis-à-vis de ce qu’il voit. Cependant, jamais la finesse purement formaliste n’est délaissée et elle va même jusqu’à prendre narrativement le pas face à un récit se faisant contaminer par sa représentation. Les images fixes font ainsi partie des images en mouvements, en raison de leur nature de calme, de beauté, d’explosion. Puis, les actions gagnent en fluidité et donc en force évocatrice plus le film se prolonge, sans ne jamais pourtant renier leur appartenance aux tableaux picturaux. L’image figée se libère de ses chaînes pour embrasser les flux d’une énergie propre au sein du cadre à l’aide de l’animation, grâce poétique ultime symbolisée dans la séquence de transformation sataniste. L’architecture du monde prend alors un nouveau sens et ses limites s’en retrouvent prolongées dans cet espace-temps inédit.


La force tient ici du mélange, mais la singularité de l’œuvre ne se voit pas dans une addition d’influences, mais bien dans une symbiose, une synthèse de celles-ci. Belladonna porte donc en son sein un regard sur l’Art et vient mettre à jour bon nombre de ses penchants, rimant avec les libérations formelles de l’époque, comme une définition de ce qu'incarne l'expérimental — en témoigne alors l’épilogue sur la Révolution française à travers la peinture. L’avancée et l’affinage de l’animation au sein même du film prennent ainsi leur sens, retraçant les progrès artistiques acquis depuis des décennies. Liberté et évolution deviennent donc les maîtres-mots de Belladonna et de toute interprétation qui peut en être faite. S’ils s’appliquent à la notion d’Art, le concept de la Femme et ses représentations y ont aussi le droit. Que cela soit au sein de l’Histoire sous la forme de sorcières ou du cinéma japonais en tant que partiellement exclues, les femmes sont parias dans leurs figures. Contre l’aliénation des doctrines intolérantes, la libération par le Mal incarne la solution ; habile échange des rôles. Comme le roman La Sorcière de Jules Michelet dont le film tient son histoire et son atmosphère de conte, l’animation se déploie donc sur cette dualité entre réalité et déviations.


Il faut alors bien avouer que la richesse d’une telle œuvre repose sur la diversité de ses lectures. Multiples, elles n’en transparaissent pas moins pour autant comme complémentaires, embrassant de toutes parts le thème de la Liberté. Débordant d'idées visuelles et de séquences éblouissantes, envoûtants sont la femme et le film que dépeint l’auteur. Leur pouvoir touche, mais plus encore, il stimule et ne laisse pas indifférent, quelle que soit la sensibilité qu’il a fait naître en nous. Le voyage continue alors dans ses traces, une fois l’écran noir figé, dans les réflexions qu’il nous pousse à entreprendre, sur ce qui a été vu et senti. Marque à leur tour d’un discours partagé, les mots viennent donc prendre le pas après les images, puisque le cinéma s’incarne aussi bien en leur sein.


8,5.

SPilgrim
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le 21 juil. 2016

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