A la veille des élections américaines, si une victoire de Trump est assez peu probable, ce dernier incarne malgré tout l’ampleur de la fracture sociale au sein de la société des Etats-Unis. A qui la faute ? « Ces bouseux du Sud seraient-ils simplement trop cons ? » Il ne faudrait pas oublier qu’Hillary Clinton, dont le mariage avec Wall Street est consommé depuis bien longtemps et les ardeurs militaristes sont assumées, est tout autant symptomatique de cette plaie béante, de l’autre côté de la barrière. « Comancheria », sous ses airs de traditionnel film de braquage, ce qu’il est d’ailleurs essentiellement, n’en démontre pas moins en filigrane les causes du malaise, un cap franchit même par notre bon vieux Clint.


C’est ainsi que le film s’ouvre sur un mur d’une station-service où l’on peut lire : « Combien d’années de service en Irak pour cette misère ? ». Le film ne se veut pourtant en aucun cas une fresque sociale : il décrit plutôt des destinées individuelles archétypales. En l’occurrence, il s’agit de deux sempiternels duos du cinéma américain : deux frères s’embarquant dans la tournée, pistolets aux poings, de toutes les banques du comté, l’un taciturne et raisonné, l’autre sanguin et impulsif, tandis que deux rangers les suivent à la trace, un vieil éléphant déridé sublimement interprété par Jeff Bridges et son acolyte aux origines amérindiennes. Un tel échiquier amènerait facilement à une intrigue fade et mille fois vue, mais l’efficacité de la double-dynamique dramatique pénètre étonnamment bien le récit. Cela est principalement dû à une écriture consistante, qui d’une part rythme parfaitement le film par une alternance bien dosée entre les protagonistes, et d’autre part marie sans complexe le drame familial, la tension épileptique des films de braquage sans refréner des procédés humoristiques s’affichant en contrepieds appréciables, entre les facétieuses blagues racistes de Jeff et les fraternelles pitreries des deux hors-la-loi.


Le récit, ponctué par une aussi grande variation de rebondissements et de registres, par ailleurs mis en scène avec une élaboration du mouvement souvent virtuose, s’éloigne de l’exercice contemplatif d’un « Shotgun Stories » et ne parvient donc pas à capter, à une ou deux scènes près, toute l’intensité de son décor rural, pourtant si fort en potentiel cinématographique. Le choix plus consensuel mais maîtrisé d’un rythme systématiquement relancé n’empêche en tout cas pas une certaine ingéniosité dans le propos du film. En effet, les frères braqueurs Toby et Tanner sont acculés par la saisie prochaine de leurs terres familiales, certes laissées à l’abandon, mais surtout riches en gisements de pétroles. S’il est alors assez peu audacieux de faire de l’avidité d’une banque le catalyseur de la transgression, la distinction de motivations entre les deux frères est déjà plus intéressante. Toby en père divorcé voir dans ces gisements un moyen de sortir ses enfants d’une pauvreté qu’il voit comme une maladie génétique ; tandis que Tanner bascule par pur nihilisme désespéré. Au milieu de tout cela, l’Etat représenté ici par Jeff Bridges reste dans une incompréhension que le hante bien au-delà de la résolution de l’affaire. Les institutions, en laissant d’un côté la main libre aux banques pour spolier à tout venant et en prônant de l’autre une idéologie individualiste que suit à la lettre Toby en convoitant l’exploitation de pétrole, n’auraient-elles pas elles-mêmes engendré ces rapports de domination conflictuels, où l’ambition et le désespoir haineux agissent de concert, comme deux manifestations d’une même névrose ?


Certes, David McKenzie n’a pas la force évocatrice de Jeff Nichols lorsqu’il s’agit de poser un regard à la fois incisif et empathique sur ces « oubliés » de la société américaine dans un cadre rural à la beauté épurée, ou le sens du suspens sur le fil du rasoir de Denis Villeneuve. Cependant l’intensité cinématographique est bien là, au détour de quelques remarquables plans-séquences, d'une bande-son country de choix et d’un scénario de Taylor Sheridan qui, après « Sicario » l’année dernière, s’affirme en auteur accompli. Et si son léger éparpillement nuit un peu au drame, la conclusion suggérant une possible réconciliation par le dialogue attentif des forces en présence abouti pertinemment les intentions du film.

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le 27 oct. 2016

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Marius Jouanny

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