Le thème du double aura donc cette fois séduit Denis Villeneuve. Réalisateur d'Incendies et de Prisoners, le canadien enrôle une nouvelle fois Jack Gyllenhaal (inspecteur dans ce dernier film), cette fois-ci dans une position beaucoup plus tortueuse, puisqu'il joue à la fois la victime et le coupable. Ce fameux pitch du personnage schizophrène pourtant exploré à maintes reprises au cinéma est d'abord mal utilisé, car beaucoup trop long au démarrage. Pourtant, dès lors qu'on pénètre dans cet univers, l'angoisse nous prend. Il ne s'agit pas de l'angoisse presque banale du film d'horreur lambda, mais plutôt de cette froideur insoutenable - déjà palpable lors de quelques scènes dans Prisoners -, portée par trois éléments essentiels de ce mécanisme-là : un cadre urbain terrorisant (la ville de Toronto) passé au filtre sépia ; une bande originale lugubre mais sans excès couvrant quasiment pleinement les 90 minutes du film ; enfin, un Jake Gyllenhaal fantastique dont on explique toujours pas le (relatif) faible intérêt qu'on lui porte à Hollywood. Sur ce premier élément qu'est le cadre, il convient d'évoquer son authentique aspect : la ville - embuée, oppressante, asphyxiante - est en fait le théâtre du subconscient du personnage, totalement perdu dans son environnement, tout comme le spectateur face au film. C'est donc là qu'éclatera toute l'introspection mentale d'Adam/Anthony. Il devient alors paradoxal de dire qu'ici, tout est une question de style : Villeneuve ne fait que distribuer les pièces d'un puzzle qu'il faudra reconstituer ensuite. Vous avez dit exercice de style ?

Ce qui est une vérité absolue, en revanche, c'est qu'un seul visionnage ne suffit pas. Comment pourrait-il suffire en effet ? Sur le web pleuvent déjà les forums de discussions, les interprétations soignées et autres explications ultra-détaillées d'auteurs-geeks se pavanant d'avoir vu le film plus de quinze fois. L'explication de base - Anthony l'acteur symbolise sa facette rigoureuse et narcissique et Adam le prof discret symbolise sa débauche, tous deux s'acceptant comme la même et unique personne - est déchiffrable par n'importe quel spectateur lambda. C'est plutôt du côté ironique et métaphorique de la chose que se situe la partie la plus intéressante : le côté sombre et malsain d'Anthony a pourtant fait naître un enfant dans le ventre de sa femme, peut-être poussé par la "dictature" de cette dernière. D'autres voient en ce symbole récurrent de la dictature une métaphore de la conscience du personnage éponyme. Il y a donc sans doute plusieurs manières d'interpréter ce schéma qui se répète sans cesse (c'est bien une des rares choses dont nous soyons sûrs). Les fausses pistes sont sans doutes aussi nombreuses que les possibilités d'analyses.

Le sens de la métaphore et de l'allégorie que Villeneuve développe atteint vraisemblablement son paroxysme avec la réitération de l'image de l'araignée. Telle une femme tissant sa toile quoi qu'il arrive, elle est l'objet de trois apparitions sous différentes tailles, chacune évoquant l'image d'une des trois femmes de la vie du personnage : la mère, la femme et la fiancée. Toutes mènent à la même chose : l'ennui. Et ce final - qui en fera hurler plus d'un - délivre l'affreuse fatalité : la clé, incarnant le passage à l'adultère, lui donne de nouveau envie de se rendre au club et de commettre l'acte, et ce alors qu'il vient tout juste d'éliminer sa partie infidèle. C'est un schéma qui se répète continuellement. La première fois que l’événement arrive, c'est une tragédie ; la seconde, c'est une farce. D'où la gueule à la fois hébétée et amusée de Gyllenhaal face à la tarentule géante. Pour une analyse plus détaillée de tous ces éléments allégoriques, voyez avec Google. La limite avec ce genre de films à l'intrigue alambiquée est à peu près toujours la même : le réalisateur se penche du coup moins sur le sujet du film lui-même (l'appréhension de la maternité sans doute) que sur sa mise en place.

Poussant son spectateur au bout du malaise face à un tel niveau d'incompréhension au premier regard, Villeneuve aura néanmoins réussi à atteindre son but : construire un thriller psychologique réussi et captivant, autant sujet de désaccords critiques que d'interprétations diverses. Quel film fascinant.
critikapab
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le 2 sept. 2014

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