Cette critique fait donc suite à mon retour sur le documentaire Lost in la Mancha que vous retrouverez ici : https://www.senscritique.com/film/Lost_in_La_Mancha/critique/139233956


L'Homme qui tua Don Quichotte nous arrive donc plus de 20 ans après le début de sa préproduction. Le simple fait d'avoir enfin ce film sur grand écran est déjà un événement en soi. À chacune des tentatives plusieurs problèmes en tout genre annulèrent le projet. Terry Gilliam a perdu les droits du scénarios sur son film, il fut un moment question d'avoir Ewan McGregor, John Hurt et bien d'autres dans les deux rôles principaux. Les années post-Lost in La Mancha ne furent donc pas roses pour le projet et pour le cinéaste. C'est finalement en 2017 que le réalisateur annonça sur Facebook que le film avait terminé son processus de production. J'ai eu personnellement la chance de découvrir le film en avant-première à Cannes et j'y garde donc un profond attachement (Gilliam étant probablement l'un de mes cinéastes préférés). Même avant la sortie du métrage, l'ancien producteur attaqua en justice le réalisateur pour tenter de l'empêcher de diffuser le film à Cannes pour une raison de droit et Gilliam fit un infarctus. Poursuivi jusqu'au bout, il viendra tout de même en chair et en os présenter son film au Festival concluant ainsi son long combat. Cependant dans un contexte de production pareil, il semblait pour moi quasiment impossible que le réalisateur puisse réussir à combler les attentes immenses suscitées par le projet depuis 25 ans, qu'allait-il donc en être?


Le récit du film est le suivant (je précise que la critique contiendra quelques spoilers donc libre à vous de visionner le film avant la lecture) :
"Toby (Adam Driver), un jeune réalisateur de pub cynique et désabusé, se retrouve pris au piège des folles illusions d’un vieux cordonnier espagnol (Jonathan Pryce) convaincu d’être Don Quichotte. Embarqué dans une aventure de plus en plus surréaliste, Toby se retrouve confronté aux conséquences tragiques d’un film qu’il a réalisé au temps de sa jeunesse idéaliste : ce film d’étudiant adapté de Cervantès a changé pour toujours les rêves et les espoirs de tout un petit village espagnol. Toby saura-t-il se racheter et retrouver un peu d’humanité ? Don Quichotte survivra-t-il à sa folie ? Ou l’amour triomphera-t-il de tout ?"


Si vous avez suivi les déboires et les premiers scripts proposés par Gilliam, vous ne pourrez pas vous empêcher de constater que nous sommes face à un film radicalement différent que celui prévu à l'origine. En effet il était question à la base d'un scénario bien plus fantasmagorique, incluant notamment le voyage dans le temps au récit. À mon sens, Terry Gilliam n'a pas fait L'Homme qui tua Don Quichotte parce qu'il voulait le faire, mais parce qu'il devait le faire. Le cinéaste devait exorciser ses démons et vaincre une fois pour toute cette arlésienne. Il est malheureusement évident assez vite que le film n'est pas le chef-d'oeuvre annoncé mais il fallait être fou pour s'y attendre. En réalité, le déroulement du récit est plutôt classique par moments voir simpliste, mais s'arrêter au premier niveau de lecture serait une erreur.


À travers le personnage d'Adam Driver, Gilliam nous parle d'un cinéaste ayant partiellement détruit la vie de plusieurs personnes ayant travaillé sur un film autour de la figure de Don Quichotte. Difficile dès lors de ne pas y voir un message plus qu'explicite sur la situation de Gilliam lui-même et des personnes l'ayant accompagné dans son combat cinématographique. Nous sommes face à un long-métrage parlant avant tout de son auteur, parlant avant tout de cinéma.


Malgré le fait que le film ait ce côté décevant et parfois inintéressant sur certains éléments du récit, nous sommes captés et ressentons nombre d'émotions à travers la fresque que nous offre le cinéaste (pour peu que l'on sache bien ce que l'on regarde). Le long-métrage propose en son sein une photographie parfaite et de superbes décors/accessoires gilliamesques. Le parallèle le plus évident du film est de comparer Don Quichotte lui-même à Terry Gilliam. Jonathan Pryce interprète un homme hanté par l'image de Quichotte ne voulant pas revenir à la réalité, même son entourage agit de façon à ce qu'il ne sorte pas de cet imaginaire. Comme si Gilliam, associé à Don Quichotte donc, était questionné et conditionné par le public et ses proches depuis des années à rester dans l'imaginaire des écrits Miguel de Cervantes (Gilliam n'adapte pas du tout le roman à la lettre mais y fait de multiples références) . De même le récit, s'il n'est pas sans défauts, nous propose de suivre un réalisateur ayant fait longtemps auparavant un film sur Don Quichotte se retrouvant alors à réaliser une pub sans passion utilisant le fameux personnage comme moyen d'expression de sa lassitude. Peut-être est-ce une métaphore du film en lui-même.


Les deux personnages centraux, Toby et Don Quichotte, sont en fait tous deux les miroirs de deux facettes du cinéaste. Adam Driver représente la part de Gilliam usée et s'impliquant dans des projets ou il n'a plus la passion artistique d'avant. Jonathan Pryce, de son côté, nous offre l'aspect imaginaire et parfois farfelu du réalisateur. Ils sont une espèce de Ying et de Yang s'inversant constamment, mais se complétant finalement. Les deux acteurs participent d'ailleurs à rendre ces personnages profondément attachants (Gilliam dira d'ailleurs lors d'une conférence à Bruxelles que Driver a été l'une des motivations pour achever son film). Pryce est Don Quichotte, il l'interprète magnifiquement bien et prouve tout son talent. Certains regretteront John Hurt ou Jean Rochefort (le long-métrage leur ai d'ailleurs dédié). Certaines théories pourraient laisser supposer que la personnalité mélancolique du Don Quichotte, associé à Terry Gilliam donc, perdue dans le passé et toujours en costume serait une façon d'exprimer la tristesse de la perte de ces deux acteurs de légende.


Toby affrontera finalement les fameux géants en fin de film. Le jeune réalisateur semble reconquis par la vie en ayant appris sur lui-même et ayant trouvé l'amour. Comme Gilliam, il fait son deuil de Don Quichotte de manière à s'élever. Les géants seront le dernier obstacle afin d'arriver à la conclusion à l'image des nombreux problèmes qu'a rencontrés le film en lui-même. Terry Gilliam nous offre l'un des long-métrages les plus méta jamais réalisés. La frontière entre le réel et l'imaginaire est plus floue ici que dans tous ses autres oeuvres cinématographiques. Le film a des problèmes bien visibles et si on le prend au premier sens de lecture, mais le cinéaste pousse son oeuvre jusqu'au bout offrant finalement un long-métrage étrange mais fascinant.


Ce n'est pas le meilleur film de Terry Gilliam, loin de là, mais son jusqu'au-boutisme déverse une véritable déclaration d'amour au cinéma et est une juste continuité au documentaire Lost in la Mancha. Le cinéaste a donc réussi après toutes ces années à offrir une oeuvre forte sur lui-même et la façon dont on crée un film tout en dénonçant parfois les zones sombres d'une industrie. Il est aujourd'hui considéré comme "le cinéaste le plus maudit de l'histoire du cinéma", notamment depuis le décès d'Heath Ledger durant le tournage de L'Imaginarium du docteur Parnassus. Malgré tous les défis qu'il a rencontrés au cours de sa carrière de réalisateur, Terry Gilliam ne s'est jamais arrêté de créer et de lutter, il nous offre une espèce d'oeuvre testamentaire sur lui-même et le cinéma. Le film est un hommage à toutes ces personnes créant des films dans la souffrance, il nous encourage à aller au bout de nos rêves, contre les éléments et le destin. Le cinéaste accepte son deuil en devenant son héros : Don Quichotte.


Gloire à Terry Gilliam et au pouvoir de l'imagination !

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le 8 avr. 2020

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