Après avoir vu Coup de torchon il y a quelques temps que j’avais trouvé sublime, je ne demandais qu’à continuer la filmographie de Tavernier que je ne connaissais pas assez. Je remercie beaucoup cette coupe qui me permet de pouvoir le faire.

Ainsi me voilà devant ce film qui, à la suite de l’affligeant Jusqu’au bout du rêve relève bien le niveau. Cette fois-ci, j’ai enfin eu le droit à de vrais points de vue, une maîtrise incomparable.

Sous couvert de raconter l’Histoire, dans un contexte trop peu montré au cinéma à savoir ce qui se passe après la Grande Guerre, Tavernier en profite pour nous montrer tout un point de vue et une analyse sur les rapports humains. Il construit tout un contexte historique de l’après-guerre, ces paysages détruits et pleins de gravats, ces couleurs grises et tristes, cette ambiance terne et brumeuse qui englobe tout le film. Et dans ce contexte il tisse un ensemble d’histoires racontées et vécues par plusieurs personnages plus ou moins importants dans le cours de l’Histoire mais tous vitaux dans la construction de pensée du réalisateur (ou plutôt metteur en scène, terme utilisé en générique de départ et préféré à celui de réalisateur, usuellement choisi). L’individualisme de chacun face à l’ampleur de l’Histoire, un très beau contraste présent continuellement.

Ce film joue d’ailleurs beaucoup sur les contrastes, toujours excellemment pour notre plus grand plaisir de spectateurs.

D’abord celui entre le mouvement et le statisme. Le mouvement est représenté par beaucoup d’éléments, un personnage est toujours en train de bouger, que ce soit à cheval, en voiture, en charrue, à vélo, en train ou encore à pied, ils ne font que se déplacer par différents moyens de locomotion, semblant vouloir échapper au brouillard ambiant. Et pourtant ce brouillard (montré par la brume, la fumée, la cendre ou encore les vapeurs d’eau de la douche) les rattrape et les entoure toujours. Le côté statique du film se voit par le fait que, bien qu’il y ait toujours du mouvement, les personnages semblent condamnés à rester aux mêmes endroits, comme l’auberge/école vers le début du film et l’ancien champ de bataille et sa grotte occupant toute la partie centrale du film. La plus grande partie de l’histoire se déroule dans les mêmes lieux statiques, visuellement brumeux et grisâtres, rendus vivants uniquement par la pléthore de personnages qui s’y retrouvent. Tout cela semble montrer l’effet dévastateur de la guerre (comme l’obus qui stoppe le chemin de la charrue), d’où personne ne semble pouvoir partir puisqu’après deux ans ils sont encore en train de rechercher des morts, inconnus ou non, dont chacun veut faire le deuil. Le mouvement est aussi représenté par ces travellings incessants qui suivent tous ces personnages bloqués dans les mêmes lieux.

Les deux personnages principaux, joués admirablement par Azéma et Noiret, forment aussi un contraste saisissant qui évoluera au fur et à mesure de leurs rencontres. Le commandant Dellaplane, imposant caractère chantant des comptines graveleuses et s’amusant de blagues grivoises, ne veut tout simplement pas faire les recherches qu’on lui demande, cherchant par tous les moyens à se soustraire à sa tâche quand son supérieur lui demande. Irène de son côté, bourgeoise à la voix bien plus douce que lui, personnage plus fluet qui veut absolument retrouver son mari, le cherchant ainsi dans tous les lieux possibles, est au début du film l’opposé du commandant. A force du récit, ce commandant qui, comme dans la scène du commissariat, commence par rejeter avec force Irène, ne se refusant pas de lui crier dessus et de lui dire chaque chose en face, finit par montrer plusieurs signes de gentillesse (le laissez-passer, le repas ou encore la note de l’auberge) mais cette fois-ci en accompagnant tous ces gestes d’une certaine distance. Cette distance entre eux deux est aussi bien physique (différentes scènes où tous deux sont dans le cadre mais pas dans le même plan, grâce à un très beau travail sur la profondeur de champ) que psychologique (les fameux trois mots qu’il est incapable de prononcer en sa présence). Ainsi, à la fin du récit ces deux caractères se sont tout simplement interverti, lui devenant timide et n’arrivant à exprimer ses pensées que par lettre alors qu’elle devient bien plus imposante et passionnée dans ses propos.

L’opposition entre l’opacité et la clarté est un des éléments très intéressants du film également. L’opacité, déjà visuellement avec tous les éléments de brouillard et de fumée dont j’ai parlé, est aussi caractérisée par ces moments de mensonges et de tromperies (le long travail pour trouver un soldat inconnu, français et mort au champ d’honneur, et montré comme un homme que l’on aurait trouvé presque par hasard, l’homme qui menait deux vies…). Chaque personne ne sait plus où elle va, a perdu ses repères et erre dans cette brume constante. Face à ça, il y a d’abord la clarté des propos, ce vocabulaire varié et en général vulgaire qui ne laisse aucune ambiguïté. Ensuite tout ce qui concerne la religion, dénonçant tous ces préjugés qui bloquent les relations possibles entre les hommes (les arabes qui ne mangent pas de porc, les chinois qui ne veulent pas toucher les morts, les chrétiens à la messe et le travail le dimanche), est vu à l’écran très crument, volonté du metteur en scène de ne pas se laisser emporter dans un empâtement involontaire). Et enfin la verdure, bien que rare, qui éclaire de manière impromptue certains passages et qui apporte une éclaircie bien appréciée de ce décor très sale et boueux (l’herbe à certains endroits, la lampe dans le bureau de Dellaplane.

La mise en scène est parfaitement maîtrisée, profondeur de champs, travellings et plans-séquence, paysages majestueux en arrière-plan sont quelques uns des très beaux éléments du travail de Tavernier. Il sait se concentrer sur ses acteurs, leur laissant presque toujours une place prépondérante dans le cadre, et quand ceux-ci ne sont pas présents, c’est toujours pour un plan très beau (le train avec la fumée au-dessus, plan que visuellement j’ai trouvé vraiment magnifique, le travelling sur tous ces objets trouvés, témoins muets de toutes les batailles qui ont eu lieu, la boîte contenant les informations du mari d’Irène). Ce qui est aussi d’une grande beauté, ce sont ces moments en plongée, semblant nous placer comme au-dessus de toute cette histoire, pour la seconde d’après nous replacer très brusquement au niveau des personnages. La plupart du temps, la caméra suit directement ses acteurs, mais quelques fois un objet va tout à coup se retrouver entre les deux, coupant la dynamique pour en créer une nouvelle.

Avec tous ces éléments didactiques et formels, Tavernier construit un récit sur la guerre qui semble durer continuellement et pas seulement juste ses conséquences, l’avancée vers l’inconnu à travers la brume et l’opacité de la vie, tous ces individus perdus dans l’immensité du monde et de ses paysages trop grands pour eux. Il dresse une réflexion sur les rapports humains via ces préjugés sur la religion, les différences que les hommes ne peuvent effacer, le racisme ambiant (‘’bamboulas’’, ‘’nègres’’). L’histoire d’amour naissante entre Dellaplane et Irène n’est qu’un fil rouge pour exposer tout un point de vue du monde et un argumentaire sur les affres de la guerre et de ses petites contrariétés.
Comme le dit parfaitement l’affiche : « un monument »

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le 10 avr. 2014

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Northevil

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