Lumière silencieuse finit comme il a commencé : c'est-à-dire dans la lumière. Lorsque le début débutait par l'aurore, le film se termine par le crépuscule. La mort du jour, la terminaison d'une vie, la finitude d'un film.
C'est un film. Lumière silencieuse. Un film à la lenteur tellement extrapolée qu'elle y est distordue, sans temps, sans finitude. C'est une vacuité, l'impression d'une bulle où le monde serait confiné dans une sorte de torpeur inextricable.
C'est un objet cinématographique d'une grâce folle, indicible, où les sens seuls dirigent le fil conducteur d'un scénario aussi mince qu'un fil d'araignée.


Mais c'est par les sens que tout s'enchaîne. C'est par cette beauté transcendantale que le spectateur se retrouve asphyxié contre son gré dans des images d'une beauté troublante, captivante, tellement pleine de grâce que le film en devient tout de suite un chef-d'oeuvre, un tableau où les êtres humains se tiennent silencieux au milieu du monde, furtifs, sereins, dignes.
Le film est une dignité. Une dignité dans les corps, qui toujours demeurent imperceptibles, ténus, discrets. Une dignité dans l'esthétisation d'une seule et unique forme : celle d'un film qui s'avère être une oeuvre humble, magnifique, peut-être à la manière alors de L'arbre aux sabots de Ermanno Olmi, dans cette manière que les films ont tout deux d'étaler une virtuosité sans artifices : ici, l'esthétique, l'univers des deux films est une seule et unique grâce, pleine, entière, grandiloquente.


Lumière silencieuse, comme son titre pourrait l'indiquer, est une oeuvre sur le silence. Sur le non-dit du bruit, sur la ténuité du langage, sur la singularité d'une langue spécifique à un seul peuple, celui d'une communauté religieuse d'un coin du nord du Mexique : la communauté mennonite. Et c'est par la contemplation alors que l'oeuvre du cinéaste asphyxie tous les membres, captive le regard du spectateur, malgré une lenteur inaltérable, sans issue.


Ce sont ces silences où il n'y a rien, quasiment aucune musique, mais des bruissements imperceptibles. Le bruit de l'été, le crissement des cigales, celui des criquets, le meuglement des vaches au loin, le bruit du vent qui souffle lentement, et puis le suçotement d'un baiser entre deux amants, s'embrassant dans un silence déconcertant. Ensuite, c'est l'exacte impression d'une scène similaire à l’accolade artificielle du couple de P'tit Quinquin et de Ma Loute. Cette impression d'une fausseté entre deux amants qui s'aiment, créant la grâce, la divinité, le sublime.
Ainsi, tout est silence, froissement, bruissement. C'est ce qui créer ce sentiment d'intemporalité, de lenteur, de langueur. Et lorsque le silence n'est plus, lorsque la musique arrive véritablement, transcendant le quotidien des personnages, tout vacille. Par deux fois, une chanson en espagnol sortie d'une petite radio, chantée par Johan, le personnage principal. Ensuite, c'est cet instant véritablement inattendu où des enfants regardent Jacques Brel débecter des mots ô combien sublimes, sur une minuscule télé. Ce visionnage dans une caravane d'un concert de Jacques Brel, est tellement inattendu, absolument magique, que le cœur du spectateur se retrouve d'emblée propulsé. C'est un retour à la réalité de la langue française, lorsque tout, dans le dépaysement d'un film, annonçait autre chose qu'une réalité culturelle, brute, de ce pays qui est la France.
C'est une peuplade du fin fond du Mexique, où les individus semblent tout droit sorti d'un western, et simplement, comme ça, sans qu'on s'y attende, regardent Jacques Brel chanter à la télé.


Il ne se passe presque rien, pas grand chose. C'est un homme qui aime deux femmes et qui ne sait pas choisir. C'est un homme qui aime à la folie deux femmes différentes et qui se retrouve englué dans l'incapacité de faire un choix. Pourtant, il faut choisir. Dans la communauté religieuse qui est la sienne, l'adultère est tabou, proscrit. Et pourtant, tout le monde sait, mais ne dit rien. Pourtant, la seule femme qui se trouve être sa femme, sait jusque dans les moindres tréfonds de sa conscience, l'existence de cette autre femme, brune et svelte, grande et longiligne, au grand nez retroussé, qui embrasse à pleine bouche Johan lorsqu'ils se retrouvent lors d'une nuit interdite. Unis, comme deux amants qui s'aiment, aux regards qui contemplent longuement les pores de l'autre. On dirait alors du Cassavetes, cette manière de filmer au plus près des peaux. Ce sont ces gros plans sur des visages qui s'expriment d'eux-mêmes, n'ont pas besoin de mots pour faire valoir l'émotion extrêmement intense d'un chef-d'oeuvre de lenteur.


Carlos Reygadas signe avec Lumière silencieuse une oeuvre lente, sensorielle, sortie des tréfonds du monde, où le visage de chaque enfants illumine le silence du titre. C'est le réel d'individus qui jouent simplement leur propre rôle. La grâce de visages qui simplement prennent le temps d'être, tout en langueur, en lenteur. Il suffit seulement de voir cette unique scène de début : silencieuse intensité d'une famille qui prie avant de prendre leur petit-déjeuner. Visages d'enfants qui bougent et qui vivent, d'un naturel bouleversant.
C'est une prise de temps qui jamais ne s’essouffle, qui jamais ne tombe dans la mollesse, la paresse, mais arrive au contraire à transcender chaque pore du film, inonde l'oeuvre jusqu'à l'élever au rang du sublime.


Lumière silencieuse, c'est cette lumière affligée au spectateur, tout en délicatesse, en parcimonie. L'oeuvre se finit comme elle a commencée : dans la lumière, dans le silence, dans le noir, dans le brouillard. C'est ce ciel qui se couche, noir d'étoiles, et pose son voile noir sur la devanture du monde.

Créée

le 7 juil. 2016

Critique lue 763 fois

12 j'aime

2 commentaires

Lunette

Écrit par

Critique lue 763 fois

12
2

D'autres avis sur Lumière silencieuse

Lumière silencieuse
Zogarok
3

Pourriture éternelle soit-disante évaporée

Film de Carlos Reygadas (Batalla en el Cielo, Post Tenebras Lux) brodant deux heures durant sur un adultère, avec en fond le poids et les rites de la brigade mennonite, Stellecht Licht a pour lui sa...

le 16 janv. 2017

2 j'aime

Lumière silencieuse
KiidCathedrale
8

Critique de Lumière silencieuse par KiidCathedrale

L'esprit tournoie vers l'infini - des insectes insomniaques rythment la respiration du Divin, alors, lentement, l'aube avale ce qui reste de la nuit, le ciel a les joues pourpres. Les bêtes gueulent...

le 29 déc. 2015

2 j'aime

Lumière silencieuse
Seemleo
8

Alchimie

Cette œuvre, construite d'une succession de longs plans fixes esthétisants et d'un scénario tenant sur une feuille de cigarette, est réussie. "Lumière Silencieuse" nous fait découvrir tout d'abord...

le 5 juin 2014

1 j'aime

Du même critique

Ma vie de Courgette
Lunette
9

De la pâte à modeler qui fait pleurer

La question, d'emblée, se pose : comment trois bouts de pâte à modeler peut bouleverser à ce point le petit cœur du spectateur ? Comment une tripotée de grands yeux d'enfants fatigués et dépressifs...

le 27 oct. 2016

30 j'aime

Taxi Driver
Lunette
10

La radicalité d'un monde

D'abord, la nuit. La nuit avec ses rues glauques, ses voitures balayant les jets d'eau venus nettoyer les vitres sales. D'abord, la nuit. Avec ses putes à tous coins de rues, ses camés, drogués,...

le 2 mars 2015

28 j'aime

10

Bagdad Café
Lunette
8

Lumineuse ironie

Bagdad Café ou l'histoire d'une époque, de celle défroquée d'une Amérique souillée, paumée, au comble de l'absurde. C'est ce café qui ne sert plus de café parce que l'un des mec a oublié de racheter...

le 18 mai 2016

27 j'aime

10