La déflagration a arraché les aiguilles de l'horloge et imprimé leur ombre sur le cadran. Cette horloge se retrouve dans le lac que traverse la jeune Yasuko. La jeune femme remettra les aiguilles à l'heure chez son oncle, au moment des informations. Un rituel qui rappelle que, malgré les apparences paisibles de cette bourgade sise à 80 km d'Hiroshima, le temps s'est bel et bien arrêté ce 6 août 1945. L'avenir s'est fermé pour les gens ayant eu la mauvaise idée de se trouver là à cette heure-là. Pour les autres, tout est encore possible...


Yasuko n'a pas été déchiquetée par "l'Eclair", simplement souillée par la Pluie noire. Une victime collatérale donc. C'est le sort de ces victimes périphériques que choisit de nous conter Imamura. Car la bombe atomique, passé l'effroi de la brûlure, est bien une bombe à retardement : 5 ans après, les villageois tombent comme des mouches. Imamura le figure très bien, en utilisant une scène de pêche : trois copains au bord de la rive au début du film, plus qu'un seul à la fin. La reine carpe, énorme, peut encore jaillir hors de l'eau, symbole de vitalité, de renaissance peut-être : ce sera l'ultime enthousiasme de Yakuso, qui se termine dans une pluie de pollen. Le lendemain, elle sera emportée par une ambulance, prenant la main de son cher Yuichi. Scène bouleversante, qui renvoie à celle où un jeune garçon irradié a perdu ses mains - il n'est même pas reconnu par son propre frère.


C'est lorsque Imamura montre frontalement la réalité qu'il est le moins bon. Certes, la déambulation de Yasuko et de ses oncles-tantes parmi les victimes est assez impressionnante et offre quelques scènes marquantes : un homme qui se défenestre, une femme qui crie "j'ai mal" en lançant des tuiles de sa maison. Mais pourquoi diable Imamura a-t-il utilisé des sculptures ou des mannequins pour figurer les corps carbonisés ? Par souci d'économie peut-être, en tout cas j'ai trouvé ça vraiment trop voyant, un peu comme une fausse note dans une symphonie. Si Imamura voulait faire écho aux sculptures que réalise Yuichi, très bien, mais il pouvait faire prendre à des figurants des poses de sculpture. Non ? Mais heureusement, ces scènes ne constituent pas, comme on l'a dit, l'essentiel du film.


Yasuko, comme sa tante, se porte bien (son oncle a quelques symptômes), mais elle a au-dessus d'elle cette épée de Damoclès : la maladie peut à tout moment frapper. C'est peut-être pour conjurer ce sort que l'oncle et la tante veulent à tout prix marier leur nièce. Hélas, la suspicion règne, la pluie noire étant réputée rendre stérile, lorsqu'elle ne tue pas. Le pire, c'est que ces craintes sont justifiées puisqu'on verra en effet les amis de Shigematsu, puis sa femme, tomber un à un. On sait gré à Imamura de ne pas verser dans le manichéisme en mettant en scène la méchante populace qui a tort de se montrer méfiante.


Les tentatives échouent une à une, parfois à cause de Yasuko elle-même, qui préfère dire la vérité à ce prétendant qui a l'air très bien : oui, elle risque de tomber malade. Yasuko se replie sur le cercle familial, cet oncle et cette tante dont les destins sont scellés au sien depuis ce terrible 6 août.


Nul répit donc, pour la jeune femme. L'un des rares moments insouciants du film est la scène où Yakuso glisse dans son bain, avec sans doute l'illusion de se laver de la pluie noire. Imamura lui oppose une autre scène dénudée, très belle, à la fin du film : Yasuko face à son miroir, contemplant les touffes de cheveux qui se détachent de sa tête. D'autant plus frappant que l'actrice qui l'incarne, Yoshiko Tanaka, a un physique assez androgyne : lorsqu'elle est étendue sur son lit et se relève, à un moment, on pourrait croire à un jeune garçon, c'est donc sa chevelure qui l'ancre du côté féminin.


Avec son prétendant, Yasuko n'est pas à l'aise, donc : on la voit se débattre lorsque les baisers deviennent un peu trop osés. Il n'y a qu'avec Yuichi qu'elle se sent bien. Personnage haut en couleur, Yuichi a été traumatisé par la guerre. Oui, par la guerre, et non pas par la bombe. (Je noterai au passage que je trouve les personnages trop peu traumatisés : le mal les ronge physiquement mais finalement assez peu mentalement, même si l'oncle se souvient à plusieurs reprises de la journée fatidique. J'ai trouvé cela assez peu réaliste.). Yuichi est pris de folie dès qu'il entend un bruit de moteur, lui rappelant les chars américains, il se précipite sous les roues des véhicules avant de crier "mission accomplie !". Imamura en profite pour introduire une touche comique, par exemple lorsque une demi douzaine de villageois rampent pour faire croire qu'il y a une mission à mener à bien. C'est aussi l'une des vertus du film de savoir instiller des touches de légèreté : ainsi de la scène où Shigematsu vient signifier à la chamane d'arrêter de les importuner et que celle-ci ne l'écoute pas, poursuivant ses incantations - Imamura coupe brutalement la scène, ce qui génère un effet comique.


Mais revenons à Yuichi, qui taille des personnages hurlant en pierres pour exorciser son traumatisme. Imamura nous dit que Yasuko ne peut finalement être bien qu'avec des gens ayant vécu soit la guerre soit la bombe. Yuichi, une sorte de héros à la Sisyphe qui ne paye pas de mine, dépose ses oeuvres devant la fenêtre de Yasuko, tels des cadeaux d'amour ! Sa mère viendra proposer son fils à Shigematsu, dans une autre scène émouvante, qui nous rappelle la hiérarchie des rapports sociaux bien vivaces au milieu du XXème siècle : cette famille est trop pauvre pour l'oncle et la tante (qui se montrent malgré tout ouverts). Et, lors de l'ultime partie de pêche, Shigematsu dira à sa nièce qu'elle pourra vendre la propriété "pour se constituer une dot".


Plusieurs personnages secondaires savoureux gravitent autour de Yasuko : la grand-même, qui a perdu la boule, mais réaffirme sans cesse à la jeune femme qu'elle doit rester avec eux. Elle incarne le passé qui se délite, lorsqu'on commence à céder ses rizières. La jeune femme légère, sorte de double tout autant que d'avenir interdit à Yasuko : celui de la ville et des amours insouciants. Le père de Yasuko, qui a refait sa vie et ne se bat pas trop pour récupérer cette fille touchée par la malédiction. L'entremetteur, qui se démène en vain pour trouver un bon parti à Yasuko, puisque la bienséance exige qu'il y ait un intermédiaire, ce que ne respectera pas la trop simple mère de Yuichi.


Profond et touchant, ce Pluie noire n'atteint sans doute pas la puissance d'un Ozu (dont Imamura fut l'assistant) ou d'un Kurosawa. Quelques maladresses aussi dans le dialogues : une première fois lorsque Shigeko dit à son mari en substance, évoquant la mère de Yasuko : "ta soeur ainée, disparue prématurément'. Typiquement le genre de dialogue irréaliste (inutile de préciser à son frère qui est la mère de Yasuko), placé là pour donner des informations au spectateur. Imamura le refait une seconde fois, en précisant quand cette mère a disparu : on se doute que Shigematsu le sait !


C'est l'angle d'approche qui est intéressant, et la forme qui l'accompagne : filmer un village 5 ans après plutôt que de s'appesantir sur la catastrophe, inénarrable de toute façon. Imamura ne se prive pas non plus d'interroger la justification de la bombe : elle aurait permis d'écourter la guerre. On connaît cette thèse, qui prétend même parfois que sans la bombe il y aurait eu plus de victimes encore... A cela, Shigematsu répond, puisque la bombe menace d'être réutilisée en Corée :



Une paix injuste vaut mieux qu'une guerre juste.



A méditer.


7,5

Jduvi
8
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Créée

le 18 déc. 2020

Critique lue 300 fois

3 j'aime

Jduvi

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