Avertissement : certaines scènes sont susceptibles de heurter la sensibilité des jeunes spectateurs… et pas seulement, le film étant proscrit aux moins de seize ans d’une part, et, surtout, réalisé par le sulfureux Lars Von Trier. Celui-là même qui, à travers ses films et ses prises de parole (qui oublié sa sortie sur Hitler en pleine conférence de presse de Melancholia au Festival de Cannes 2011 – hashtag « ou comment te voir passer la Palme d’or sous le nez en quelques secondes »), n’a de cesse de provoquer le spectateur et de jouer avec, que dis-je, torturer ses nerfs le temps d’un long-métrage et son after.


Présenté hors-compétition au dernier Festival de Cannes (deuxième citation en dix lignes – notre homme en est un habitué), autant dire qu’il suscita son lot de controverses et de scandales lors de sa projection : que serait Lars Von Trier sans cela ? Car lorsqu’un artiste créé son œuvre, ainsi n’a-t-il de cesse de le démontrer deux heures et demi durant, il y met forcément un soupçon de son âme, plus ou moins visible certes, qui se fait essence de l’œuvre et par la suite permet de tracer une sorte de géoglyphe nothombien. En ce sens, The House That Jack Built intègre l’ensemble des ingrédients qui ont jusqu’à ce jour constitué la recette cinématographique de Von Trier : violence psychologiquement insoutenable, torture des nerfs, provocation gratuite, discours bordeline, confusion entre la personnalité de Von Trier et de son personnage principal (deux sujets psychiatriques en devenir), présence accrue des femmes au cœur de son film (à quel prix cependant ? j’y reviendrai), installation d’un malaise persistant et d’une tension latente, le tout abondamment garni de sauce cruauté. Sur le plan formel, idem : absence de musique 90% du film durant (vieil héritage du Dogme 95) avant un emballage final (ah le fameux « Nymphomaniac » signé Rammstein), découpage en chapitres avec voix off (ou retour dans le royaume de la nymphomanie), huis-clos, affrontements entre les personnages, gros plan soudain sur un personnage dès lors que s’envenime la situation et qu’approche le criminel cut. Von Trier nous servant du Von Trier, qu’attendre d’autre de lui à vrai dire ?


J’avoue sincèrement ma méconnaissance globale de son cinéma, ne le connaissant essentiellement à vrai dire qu’à travers le chapitre des rumeurs, on-dit, scandales et témoignages de spectateurs, ce qui n’est pas pour vous mettre en confiance lorsque vous appréhendez de plonger dans cet univers. Ma première rencontre cinéphilique avec Von Trier eut ainsi lieu en janvier 2014, lors de la sortie de Nymphomaniac, ou rien de tel pour vous souhaiter une bonne année sitôt le réveillon du 31 terminé. Si cette chronique sexuelle en diptyque d’une femme avait alors attisé ma curiosité et ne m’avait guère laissé indifférent, ayant trouvé l’expérience plaisante, dire que j’avais alors été ébloui et stupéfait par la main de maître de Von Trier est fortement exagéré. Pour cela, il fallut me reporter à presque un an plus tard, un dimanche soir de novembre de la même année sur Arte, pour découvrir la pépite que j’avais hésité à aller voir au Diagonal Capitole de Montpellier un après-midi très ensoleillé de fin d’été (dernière référence à ce lumineux terme dans cette présente critique) en guise de mise en bouche façon Von Trier (j’y avais alors préféré la valeur sûre Almodovar et sa Piel que habito), à savoir Melancholia. Et pour le coup, coup de poing n’est point une faible expression pour décrire mon sentiment vis-à-vis de ce film apocalyptique à la puissance troublante et malaisante qui ne parvient pas à nous quitter passé le générique de fin, les sombres et esthétiques images continuant de nous poursuivre longtemps après le visionnage, telles une funeste rhapsodie accompagnant l’effondrement de l’univers sur nos corps de mortels. Tel les immenses Kirsten Dunst, Charlotte Gainsbourg et Willem Defoe, joueurs d’une partition sans imperfection, je fus littéralement soufflé par l’irrésistible force de cette irréversible tragédie mélancolique. Puis, pendant quatre ans, plus rien. Le réalisateur tardant à nous livrer sa dernière fournée sur grand écran, je n’ai provoqué de mon côté guère d’occasions pour découvrir le reste de sa filmographie, et ce bien que j’ai tenté l’enregistrement Orange du culte Breaking The Waves. Jusqu’au moment où survint la sortie de la maison de Jack qui, à l’instar de l’œuvre éponyme, tarde grandement à être sur pieds, jusqu’au moment fatidique de sa construction finale et … désarçonnante, disons-le poliment. Âmes sensibles s’abstenir, répétai-je, et avouons que mon imperturbable curiosité s’est ici mêlée à un tout aussi imperturbable mouvement de recul à l’idée de pousser les portes de la salle obscure pour me retrouver en tête à tête avec l’esprit torturé de Von Trier, les on-dit ayant indéniablement fait leur effet sur ma pauvre sensibilité. Soit. Ainsi repoussais-je également, à l’instar de Jack (seul point de ressemblance entre nous à vrai dire, dans le cas contraire, je vous invite à contacter d’ores et déjà police-secours), le moment fatidique, non pas faute d’inspiration à son contraire, mais plutôt par crainte de l’insoutenable et du trop-plein. Le mardi 13 novembre au matin, je me décidais alors à courir à la séance de 11h10 du discret, mais douillet, Mk2 Parnasse. Quatre personnes dans la salle dont moi, un réparateur dans les toilettes qui n’avait de cesse de rentrer et de sortir : l’affaire s’annonçait bien. L’écran s’illumine (doux euphémisme s’agissant d’un film de Von Trier). Et comment vous dire que dès le premier chapitre, l’on devine que le confort douillet de la salle ne vous protègera pas de l’agression cinématographique que s’apprête à vous offrir le réalisateur en guise de remerciement.



Crime et châtiment



Pour introduire notre anti-héros, Jack (terrifiant Matt Dillon) est donc ce qu’on appelle communément un serial-killer, ou un psychopathe dont l’addiction réside dans le meurtre qu’il considère au rang d’art. Or, la violence et le crime ont, de toujours, occupé une place de choix dans les arts. Le musée des confluences plaçait ainsi, l’année dernière, le poison au cœur d’une exposition du nom de Venenum, quand le musée d’Orsay questionnait la place du Crime et châtiment dans les arts en 2010 :


« Le thème criminel investit les arts visuels. Chez les plus grands peintres, Goya, Géricault, Picasso ou Magritte, les représentations du crime ou de la peine capitale sont à l'origine d'oeuvres saisissantes. Le cinéma également assimile sans tarder les charmes troubles d'une violence extrême, sa représentation la transformant même en plaisir, voire en volupté. C'est encore à la fin du XIXe que naît et se développe une approche du tempérament délinquant qui se veut scientifique. On cherche à démontrer que les constantes du criminel s'inscriraient dans sa physiologie même. De telles théories ont une influence considérable sur la peinture, la sculpture ou la photographie. Enfin, à la violence du crime répond celle du châtiment : comment ne pas rappeler l'omniprésence des motifs du gibet, du garrot, de la guillotine ou de la chaise électrique ? Au-delà du crime, il s'agit de poser encore et toujours le problème du Mal, et au-delà de la circonstance sociale, l'inquiétude métaphysique. A ces questions, l'art apporte un témoignage spectaculaire. Esthétique de la violence, violence de l'esthétique, cette exposition ne saurait que les réconcilier en rapprochant des images de toutes sortes, littérature et musique. »


Le chef d’œuvre littéraire de Dostoïevski consacre d’ailleurs le rôle du crime dans la littérature jusqu’à nos jours : des auteurs s’interrogeaient ainsi en 2011 sur le rapport entre crime et art autour d’une table ronde. Selon Véronique Chalmet, « L’art imite la vie et le crime est une impuissance devant la vie, donc j’ai voulu consigner les deux à l’intérieur de ce personnage », ce à quoi Gilda Piersanti répondit que : « L’art c’est poser la question d’une autre réalité. Les crimes ne sont pas forcément le signe d’une impuissance, mais peut-être au contraire d’une toute-puissance. C’est une question fondamentale dans mes livres : jusqu’à quel point peut-on tout maîtriser ? Le meurtrier croit maîtriser tout, il a la folie de la toute-puissance, il prévoit tout. Mais justement, parce qu’on ne peut jamais tout prévoir, il va finir par s’enfermer dans cette réalité autre qu’il a créée. Il y a une coexistence entre deux réalités, toutes les deux tellement fortes que le meurtrier bascule sans s’en rendre compte dans la folie. ».


A tuer, autant le faire bien et propre si possible (ah ces foutus TOCs de l’hygiène), et ne pas se contenter d’un simple coup de chevrotine bien placé de sorte à abréger la chose au plus vite, non, non, non. A tuer, autant que l’addiction irrésistible se mue en un plaisir à faire éprouver les méthodes de crime les plus perverses à leurs victimes, de façon à ce que leur dernier souvenir soit celui de leur mort dans d’atroces souffrances. Avec sa soixantaine de meurtres à son actif, alors qu’il se trouve dans le long purgatoire qui le mènera en Enfer en compagnie du passeur qui l’interroge, il remonte le fil rouge de son histoire de psychopathe en cinq chapitres, comme autant de meurtres qu’il juge particulièrement accomplis et aboutis dans son dessein artistique, avec comme toile de fond l’éternelle construction inachevée de sa maison au bord d’un lac.


On regarde The House… et l’on se dit qu’il y a quelque chose de brillant chez Lars Von Trier quant à sa capacité à mettre froidement en images son objet tout aussi glaçant, à savoir le récit détaillé de ses meurtres par Jack (Michael Haneke sort de ce corps). Le tout est extrêmement malaisant, maisla démonstration est implacable : l’horreur est faite art, quand bien même l’on sait au fond de soi qu’elle n’en est point. Von Trier nous tiraille. Von Trier nous fait tressaillir. Von Trier nous pousse dans nos retranchements d’individus. Von Trier nous dérange, car c’est sur cette simple et masochiste intention que repose son propre art. Von Trier ne nous épargne rien dans la montée en violence. Mais, si aux pendaisons, viols, mutilations génitales et autres réjouissances succèdent bien d’autres moments de haute rigolade (du genre étouffements, mammectomie à vif, trainage de cadavres et j’en passe), là ne réside pourtant pas l’insoutenable, dont le cœur est en réalité la mise en scène psychologique et traumatique de la violence, tant pour les victimes de Jack que pour le spectateur qui assiste à cela. Von Trier nous dérange, Von Trier nous glace, Von Trier nous pétrifie, Von Trier ne nous épargne rien du macabre et de la torture qu’il inflige à ses victimes sans issue de secours autre que l’atroce mort à laquelle les soumet Jack, qu’ils soient dans le huis-clos d’un appartement ou d’une voiture, ou bien dans celui, extérieur, d’un champ de tir contrôlé par le simple fusil de Jack. Le terme macabre prend d’ailleurs particulièrement tout son sens lorsqu’il s’agit de filmer Jack assassiner d’un coup de chevrotine les deux enfants d’une femme sous ses propres yeux, forçant cette dernière à partager un pique-nique avec eux et à nourrir les deux cadavres assis avec eux et manipulés tels de la pâte à modeler humaine. Cadavres qui, à l’instar des autres, seront stockés et exposés dans une chambre froide : comme l’on met en scène un tigre empaillé en train de bondir dans un musée de merveille, Jack transforme les enfants en pantins de cire aux yeux écarquillés et ses maîtresses en modèles photographiques. De l’art, vous dites.


Bien que la définition de ce qui est de l’art et ce qui n’en est pas soit un éternel serpent de mer (Yasmina Reza ne nous dirait pas le contraire), force est de constater que chez Von Trier, art et horreur n’ont de cesse de se confondre, ici dans l’architecture de la vie de Jack pour qui meurtre rime avec art du risque. Il est en permanence sur un fil rouge, laissant suffisamment de traces susceptibles de le faire découvrir par la police, mais avec l’obsession de les effacer au mieux en tant qu’obsessionnel compulsif de l’hygiène qu’il est qui plus est, quand il ne joue pas tout simplement de chance (lorsque les longues traces de sang traînées par le second cadavre sur la route sont effacées par la pluie ou bien quand la police refuse de croire sa petite amie à deux doigts de se faire zigouiller par le maniaque qu’il est). A croire que la fatalité est ici du côté de l’oppresseur, jusqu’au jour où la police parvient finalement à se frayer un chemin jusqu’à la chambre froide… sans atteindre Jack, qui préfèrera suivre le long chemin du purgatoire durant lequel il tentera d’expier ses démons. De délivrance il ne peut être question dans ce dilemme du pire qu’est le choix entre la police et l’enfer : sa vie en est déjà un d’enfer, de dépendance au meurtre, d’accoutumance à l’atroce sur le moment jouissive, mais à réitérer pour retrouver la dite jouissance, tel un dépendant à la masturbation frénétique. D’un point de vue judéo-chrétien, c’est comme s’il avait à choisir entre le chemin de croix A et le chemin de croix B. Dans le premier, Jack passerait le reste de ses jours en taule ou serait achevé sur la chaise électrique (l’action se passe aux States). Dans le second, il échappe à la police, prend la route du purgatoire, tente un dernier pari-risque ingagnable pour éviter la potence finale et, disant adieu à sa chance de cocu, finit dans l’éternité de l’enfer. Dans les deux cas, la messe est dite par Von Trier : rien ne saurait racheter l’âme d’un tel (con)-damné, ni sa vie, ni sa mort (encore moins, puisque tout péché est censé se payer dans l’au-delà). Si l’histoire est un éternel recommencement selon Nietzsche, se sortir du cercle vicieux est impossible pour Jack, quelque soit le chemin choisi.



Schizophrenia



Brillance et perversité ne sont nullement antithétiques s’agissant d’art : l’art du sordide peut faire mouche si le talent du créateur se révèle. En la matière, Von Trier est un expert. Peut-on pour autant s’avouer (et s’assumer) enjaillé par l’expérience éprouvante ? Ce serait fort de café. Il m’est rare de sortir de la salle sans avoir un avis relativement tranché, a minima une indication quand bien celle-ci serait assortie de doutes. Avec The House…, le terme « doute » a révélé tout son sens en mon for critique. Tout en ayant réussi à être soufflé par ce film maîtrisé et no limit, cette provocatrice chronique criminelle portée avec brio par l’inquiétant Matt Dillon, impressionné par la virtuosité qui se dégage de l’œuvre de Von Trier cinéaste, je ne peux décemment affirmer que mon appréciation fut totale. Ma perplexité était telle que j’en fus même incapable de donner une note au film sur notre réseau préféré avant dix jours, oui dix jours, dites-vous !


Certes, le dispositif narratif nous fait brillamment pénétrer l’esprit d’un psychopathe au prisme d’une démonstration froide et radicale, pour ne pas dire rationalisée sans filtre aucun. Entrer dans la tête du tueur (et de l’artiste créateur), le fantasme caché de tout un commun, la curiosité à la fois exaltante et effrayante de vouloir savoir ce qu’il s’y passe à l’intérieur. Mais ici, le discours tenu par Jack ne forme t-il pas la limite du no limit ? Quand bien même la maison/prison mentale de Jack est-elle fictionnelle et peut-on tout y oser, Von Trier peut-il se permettre des allusions ambiguës et déplacées à de sombres périodes de notre Histoire auxquelles il fit référence un beau jour de printemps à Cannes en 2011 au cours d’une conférence de presse mémorable ? Ainsi, Jack affirme que les plus grands génocides, tels que l’Holocauste, s’apparentent à des formes d’art perpétrées par leurs instigateurs, et qu’il trouve dans l’esthétique dictatoriale, criminelle et artistique, qu’elle fut nazie, soviétique, communiste, maoïste, nord-coréenne et j’en passe, un parallèle adéquat à l’art qu’il prétend produire. Plus que par la violence physique qu’il nous donne à voir, Von Trier dépasse ici selon moi les franches limites de l’acceptable et de l’audible. Parler de tout, oui, en rire, bien sûr si cela est bien fait, faire des parallèles déplacés et se dissimuler derrière le filtre de la fiction pour les assumer, là, non. Et si, au fond, la mauvaise ironie dont se revendique Von Trier n’était qu’une piteuse excuse qui lui évite d’assumer pleinement ses propos ? L’on sait tous qu’au fond, on retrouve toujours une part plus ou moins relative du créateur dans son œuvre : c’est à se demander si, dans leur espèce de maison commune, Jack et Lars ne se confondent pas. En nous faisant pénétrer dans l’esprit d’un psychopathe, Von Trier pourrait en effet se révéler à nous même sous une autre forme de psychopathie qui est la sienne.


Psychopathie et sadisme se confondent d’ailleurs allègrement dans la maison de Jack et Lars : à se demander au final qui est qui. Je me questionnais récemment sur le rapport des réalisateurs à la violence extrême de leurs films. Le psychologue de comptoir professionnel que je suis me laisse à penser qu’elle peut être le reflet d’une pluralité de leurs tourments, qu’ils portent le nom d’angoisses, fêlures, afflictions et autres cassures dont on pourrait faire l’éternel annuaire. A moins qu’elle ne soit tout simplement le simple reflet de l’imagination, certes, ou bien le support stylistique de l’expression de fantasmes. Je le réitère, tout comme la violence a toujours été le propre de l’histoire humaine depuis l’ère glaciaire (l’Histoire et son éternel recommencement n’ont de cesse de nous le rappeler au quotidien), elle occupe une place centrale dans l’art et dans l’esthétique picturale : montrer la violence, aussi crue fut-elle (à l’instar du sexe, à quoi bon l’édulcorer, si ce n’est pour s’épargner une interdiction aux moins de seize ans avec avertissement en salles et préparer au mieux l’exploitation et la diffusion du film), revient à mettre en exergue la violence sous-jacente dans chaque individu, qu’elle soit contrôlée ou non. C’est ainsi qu’elle est mise en scène depuis la nuit des temps cinématographiques, des films d’horreurs cultes à la Halloween, Carrie au bal du diable, Freddy les griffes de la nuit, Massacre à la tronçonneuse aux films de genre façon Haute tension, Martyrs, Green Room, Grave, en passant par les franchises Hostel et Saw, sans oublier également d’autres genres cinématographiques comme le thriller (Old boy) ou le film de guerre.


Dans un article consacré à Grave de Julia Ducournau et publié sur Le Bleu du Miroir , Paul Hébert rappelle les caractéristiques de ce que le journalisme américain James Quandt qualifie de « New French Extremism » : « sens de la transgression et de la provocation. Violents, gores, pornographiques, nihilistes voire crypto-fascistes pour certains, les films de la « New French Extremism » ont en commun le souci de bousculer les conventions, de questionner les limites de notre humanité et de notre société, où la souffrance et le mal, sous toutes ses formes, ont une place privilégiée. ». Des films qui, pour l’essentiel, ont « suscité la polémique, que ce soit pour leur représentation de la violence ou pour le discours véhiculé » et influencés par le « Torture Porn » américain, à la fois gore et réaliste, entraînant selon lui une « course à l’horreur visuelle (qui) conduit logiquement à la stratégie du « encore pire ». Je me permets de reprendre ces quelques réflexions pour questionner justement cette course à la violence crue dans laquelle nous entraîne Von Trier dans The House. On ne peut pas ici parler de gore au sens propre du terme, dans la mesure où ce n’est pas tant l’abondance de sang qui provoque l’épouvante (en confère la définition de M. Google) – puisque d’abondance de sang il n’y a pas – que la mise en scène d’une escalade torturée de la violence sadique et traumatique. Si montrer la violence fait partie du jeu cinématographique, et sans être un esprit chétif et rétif à cela, doit-elle pousser la cruauté jusqu’au bout au risque de briser les limites du tolérable ? La mise en scène macabre des crimes de Jack & Lars tend à outrepasser selon moi les limites du supportable et de l’acceptable lorsqu’elle fait de cadavres d’enfants tués sous les yeux de leur mère des pantins qu’on la force à nourrir, puis d’atroces marionnettes de cire à qui l’on écarquille les yeux avec un écarteur et qu’on désarticule pour les exposer dans son musée des horreurs. Plus que de l’insupportable, j’irai jusqu’à dire du sadisme gratuit et de la perversité malsaine. Passe encore sur la maison de cadavres, quoiqu’elle tende à nous pousser dans nos retranchements judéo-chrétiens dès lors que sont mises à mal nos considérations sur les limites morales du beau et de l’esthétique, mais la scène des enfants, non : le lever de fauteuil n’est alors pas très loin, et Von Trier s’en trouve mentalement pris à partie, pour ne pas dire carrément mis à dos jusqu’à ce que la fin nous rattrape.


J’ai toujours considéré qu’être artiste suppose un soupçon de folie et une dose de torture de l’âme, dans une entente large cela s’entend. Ainsi, j’ose supposer qu’une œuvre torturée répond à un esprit plus ou moins torturé, d’une manière ou d’une autre, s’agissant notamment du cas Von Trier, qui prend un malin plaisir à torturer ses personnages au possible, et les spectateurs avec, quand il ne s’agit pas de jouer avec les nerfs de ses acteurs… et de ses actrices (cf. le précédent Björk pendant le tournage tumultueux de Dancer in the Dark).


Dans son article, Hébert nous invite à ne pas confondre ni représentation et discours, ni réflexion et affirmation. Là se trouve le problème majeur du film au prisme du discours de Jack et Lars, puisque c’est à se demander sincèrement si les deux ne se confondent pas. Cela se vérifiait quant à la teneur des réflexions et des parallèles hasardeux entre art et crime de masse, de même quant à la (non-) justification de l’escalade de la violence. Mais les femmes ne sont ici pas exemptes des ambiguïtés du discours de Jack Von Trier. En effet, à l’exception notable du cinquième et dernier chapitre du film – où Jack tente d’exécuter d’un seul coup de fusil une dizaine d’hommes les têtes alignées les unes à côté des autres, les quatre précédents mettent en lumière des femmes, froidement assassinées sous le coup de la torture. Le passeur y fera d’ailleurs allusion et, constatant qu’il s’agit systématiquement de femmes présentées comme stupides et vaines, questionnera ce dernier sur ce sujet. Il lui répond alors sans guère de convictions que leur stupidité est propre à ces femmes données en exemple et non à leur ensemble, mais prétend qu’il est plus aisé pour un meurtrier de s’attaquer à des femmes car celles-ci offriraient moins de résistance psychologique et s’avèreraient plus dociles et naïves. Si l’on poursuit la réflexion jusqu’à son bout, les femmes seraient donc des êtres faibles. Comment vous dire, M. Von Trier. Ne pourrait-on pas déceler dans les propos de vos personnages et dans vos mises en situation de personnages féminins un léger excès de misogynie ? Docilité et naïveté seraient selon vous des caractéristiques intrinsèquement et exclusivement féminines les offrant mieux aux mains de tueurs en série ? Qui plus est lorsque ce dernier n’inspire guère confiance de prime abord : il est difficile d’affirmer avec certitude que Jack ne laisse complètement rien transparaître. La présence d’un filtre nécessaire à la mise en confiance de ses victimes semble avoir ses limites, quand bien même la méthode fonctionne. Si Jack parvient à se montrer placide et de glace dans sa cavalcade meurtrière, les premières interactions avec les victimes ne lui assureraient pas non plus un Oscar : ainsi du deuxième chapitre, où il parvient finalement, mais difficilement, à pénétrer chez une veuve au prix d’une longue négociation durant laquelle il s’est fait d’abord passer pour un assureur venu lui présenter ses droits impromptus – mais lorsqu’un membre de cette confrérie se présente inopinément devant votre porte, bien rare se révèle l’absence de véreuse escroquerie, total : échec – puis, pour un policier venu tester les potentielles victimes, mais dénué de plaque. Méfiante, la future victime finit pourtant par lui ouvrir la porte. Analyse de la situation par Jack Von Trier : c’est une femme, elle est conne et docile, donc se laisse berner, et elle se fait zigouiller hard. Ou comment faire des raccourcis en cinq chapitres. C’est ainsi que, tout le long de sa filmographie, et les deux heures trente durant de The House, Von Trier n’épargna guère ses personnages féminins, acte de torture qui semble traverser une partie de son œuvre (n’est-ce pas Charlotte Gainsbourg dans Antichrist ou Björk dans Dancer in the Dark), bien que le qualificatif de misogyne me semble inadapté quant à certains de ses films qui s’inscrivaient dans la poursuite d’un éternel débat sur le rapport du réalisateur aux femmes, à l’instar de Nymphomaniac. Quelles motivations Von Trier a-t-il donc à s’acharner sur les femmes ? De toute façon, quelles motivations a-t-il tout court le long de The House durant (et j’en terminerai ici) ?


Certes, Lars nous fait pénétrer dans l’esprit de Jack, et parvient à mettre en lumière le double rapport qu’entretient ce dernier avant l’art et le crime : le meurtre est pour lui une irrésistible et frénétique impulsion à renouveler pour en retrouver le plaisir éphémère, mais également l’exutoire artistique de ses frustrations, l’architecte rêvé n’étant qu’un ingénieur frustré de ne pas être parvenu à atteindre ce rêve qu’il tente de concrétiser dans le dessin et la construction de sa maison qui seront de cuisants échecs accumulés faute de réelle inspiration, jusqu’à ce que son « butin » criminel forme les fondations et les murs de sa maison. Pour autant, si tout individu frustré d’une façon ou d’une autre, et a fortiori un artiste raté, devait compenser par la violence et le crime, autant dire que la planète Terre serait probablement décimée en moins de quarante-huit heures (et j’exagère à peine). De Jack l’on ne sait au final pas grand-chose mis à part sa personnalité psycho et sociopathe, à la fois seule et frustrée, dont on ne peut soupçonner les origines. Juste un bref détour par l’enfance, et un vague épisode de pêche et de… chat (?!?) ce me semble, mais point de traumatismes à notre connaissance. Si ce n’est par pulsion et par frustration, qu’est-ce qui a mené Jack au serial-tortured-killing dans sa trajectoire ? Comment l’expliquer même si là est la principale difficulté de l’injustifiable ? Devinette.



Brillante démonstration ou diagonale du vide ?



Pour conclure, plus de trois semaines après la découverte du dernier film de Lars Von Trier en salle, et au terme de l’écriture de cette (longue) critique, je tends à rester aussi partagé qu’à ma sortie bénie du Mk2 Parnasse, dans lequel j’aurais probablement fini par mourir étouffé au terme d’une demi-heure supplémentaire de film. Brillant exercice stylistique et narratif, d’une part, mais discours hasardeux et escalade ultra-violente dénuée d’explication, d’autre part, The House that Jack Built tendrait selon moi à être le reflet typique de l’éternel débat sur la prééminence du fond ou de la forme. Sur la forme et la représentation de la violence, le film se révèle très efficace, quoique contestable : il existe une forme de génie torturé et de brillance perverse chez Von Trier, qui nous emporte littéralement dans son escalade criminelle et n’hésite point à nous bousculer (au contraire) dans nos certitudes et notre morale, n’ayant de cesse de nous pousser dans nos retranchements. Sur le fond, si la pertinence de l’analogie entre art et crime ne souffre d’aucune contestation, la rhétorique se révèle très vite bordeline et douteuse, pour ne pas dire problématique et parfois inacceptable. De tout cela, je ne m’avoue guère rassuré quant à l’état psychologique du réalisateur dont le film tendrait parfois à représenter le miroir de sa personnalité torturée (bis) et de son esprit pervers. Lars Von Trier, ou l’art de la polémique et de la controverse, mais le trop n’est-il pas au fond meurtrier ? A quoi mène donc la controverse pour la controverse dès lors que celle-ci n’est pas contrecarrée par une réflexion pertinente, voire une réflexion tout court ? Brillante démonstration ou diagonale du vide, qu’est donc finalement la maison de Jack ?

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le 4 déc. 2018

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