Paul Thomas Anderson semble s’être trouvé, depuis There will be blood, un langage et un style adéquats (amples, maîtrisés, virtuoses), une thématique (les postulats fondateurs et tumultueux de l’Amérique) et un souffle aussi qui rejoignent ceux, si l’on veut, de ses grands romanciers contemporains américains (Ernest Gaines, Jim Harrison, Norman Mailer, Toni Morrison, Upton Sinclair qu’il a adapté, Thomas Pynchon qu’il va adapter…) évoquant les bouleversements de leur pays avec ferveur ou âpreté, toujours entre la fresque et un mouvement plus intime, plus profond. Après donc l’exploitation industrielle du pétrole, après donc les ravages du libéralisme, Anderson scrute les premiers balbutiements de l’église de scientologie.

Admettre ou non qu’il se soit inspiré de la scientologie n’a finalement aucune importance, parce que même si les enjeux paraissent parfois un peu flous, Anderson expose, de façon plus cruciale, les fonctionnements larvés de l’endoctrinement, les lents cheminements d’une dérive sectaire, les limites du libre arbitre et des croyances. C’est aussi un face-à-face magnifique entre deux hommes (qui manipule qui ? Y a-t-il même manipulation ? Serait-ce une sorte de dépendance ?) qui n’en serait pas vraiment un, évidemment, mais plutôt deux hommes ayant, inexplicablement, besoin l’un de l’autre, liés, portés par une alchimie secrète (à l’image de ces alcools bizarres que Freddie concocte avec tout ce qui lui tombe sous la main), partis chacun, ensemble, à la recherche d’une vérité, d’une ambition sourde ou d’un amour perdu. L’un incontrôlable, et l’autre qui cherche à contrôler ; l’un qui fait, et l’autre qui orchestre ; différents socialement et psychologiquement, et différents même dans leur apparence (le trait et le rond).

Entre l’ancien combattant fracassé et le gourou joufflu (forcément influencé par L. Ron Hubbard), une amitié étrange se créer, d’abord guidée par la soif d’alcool, puis ensuite par des lignes plus abstraites, moins évidentes. Entre rêve (la scène des femmes nues, celles dans le cinéma ou dans le désert, la dernière image sur la plage) et réalité, The Master navigue sans un accroc, mais sans surprise, dans les sillages incertains de ces deux êtres complémentaires, réunis par hasard, séparés par infortune. Naviguer est bien le mot parce que la figure du bateau est importante dans (pour) le film : par trois fois il apparaît comme lieu catalyseur de l’histoire, et par trois fois l’image des remous blancs de l’océan viendra amorcer chaque étape de l’intrigue.

Bateau de guerre initialement, guerre qui a brisé Freddie, l’a rendu alcoolique et agressif, inadapté et "fou" (il paraît même avoir quelques lourds antécédents parce que sa mère est en hôpital psychiatrique, mais dit-il la vérité quand il convient de cela ?) comme l’était le cyclothymique Barry dans Punch-drunk love. Bateau de mariage ensuite où Lancaster Dodd marie sa fille, entouré de sa clique et de ses fidèles, et rencontre Freddie pour la première fois, puis bateau ivre enfin, presque immatériel (celui-là on ne le verra pas, un fantôme) qui emmène Freddie en Angleterre pour une dernière confrontation avec Dodd (et Peggy, son épouse, qui s’avère douce harpie, cerveau dans l’ombre), reclus dans son gigantesque bureau à la façon d’un Daniel Plainview à la fin de There will be blood.

Et la fin de The master, cette fin en creux, lapidaire, cette fin est terrible parce qu’elle vient contredire tous les soi-disant "principes" de la Cause bricolée par Dodd (mélange de lavage de cerveau, de méthodes singulières et d’affirmations ésotériques fumeuses), principes que lui-même ne paraît comprendre ni maîtriser entièrement (on le voit, par deux fois, s’emporter soudain quand on le questionne précisément, quand il se sent pris au piège de remarques ou d’arguments trop exacts). Son éditeur pense (à raison) qu’il est un charlatan, que sa prose est lourde et confuse, et son fils même confiera à Freddie "qu’il invente au fur et à mesure". Mais c’est de Dodd en personne, de cet homme-là parvenu à imposer à l’Amérique (puis au monde) un nouveau "culte", que viendra la dénégation, le gage de la vanité propre de ses travaux quand il avouera à Freddie, simplement et conscient du dérisoire de lui-même : "Si tu arrives à vivre sans maître, tu seras le premier homme à y réussir". La messe est dite, et Freddie à son tour, "maître" de peu, s'essaiera à la Cause sur une jeune femme rencontrée pour transcender, dans un souvenir, celle de sable qu'il a laissé sur une plage du Pacifique, celle qu'il a toujours aimé et qui est partie maintenant.

The master a des moments complètement sidérants (les vingt premières minutes, la première séance d’hypnose entre Freddie et Dodd, leur prise de bec dans une cellule de prison…), mais sur les 2h20 que dure le film, il peine à impliquer, à séduire, à impressionner comme réussissait à le faire Magnolia ou There will be blood (pourtant beaucoup plus longs). On admire bien sûr la belle ouvrage parce que ça reste quand même du grand et du beau cinéma (mise en scène, photographie, musique, sens du dialogue, tout est magistral). Joaquim Phoenix, émacié, avachi et décharné, est en revanche beaucoup trop dans la performance (on décèle le jeu tout de suite, tout le temps, les tics, les trucs et les combines), démarche boiteuse, pose courbée, rictus persistant ; l’implication est totale, certes, mais ostentatoire. Philip Seymour Hoffman, lui, est plus remarquable, plus imposant, inquiétant et débonnaire dans le rôle de ce grand manitou engageant. Le film est un bloc, farceur (c’est souvent drôle), épique presque, mais un rien figé dans sa superbe.
mymp
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le 11 janv. 2013

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