La gazelle court, poursuivie par le pick-up plein de kalachnikovs. Si cette scène initiale n'est pas aussi violente que la chasse au kangourou dans Réveil dans la Terreur de Ted Kotcheff, elle n'en est pas moins troublante, tant le symbole est évident. Un sens plus précis de la scène nous apparaît d'ailleurs lors de la scène finale, sans que ce sens ne nous surprenne d'ailleurs. Mais ce film n'est pas là pour surprendre, ni pour choquer. C'est un film qui dépeint une réalité, qui filme la vie quotidienne, et dans un sens c'est peut-être ce réalisme qui pourrait paraître surprenant. 
Alors que son premier souhait était d'abord de réaliser un film sur l'esclavagisme en Mauritanie, Abderrahmane Sissako a du essuyer le refus du président, et réaliser finalement un film sur la montée du fondamentalisme islamique dans la région, de manière à obtenir les soutiens matériels et financiers du gouvernement. En tant que premier film africain traitant de la question, le parti pris (ou non-pris) par le réalisateur aurait dans tous les cas eu le mérite d'intéresser. Si j'écris parti "non-pris", cela s'explique justement par le refus de Sissako d'adopter une position manichéenne. Et justement par rapport au trop-plein de films occidentaux dans la veine des films d'Eastwood, qui présentent les « gentils » face aux « méchants », je conçois que cela puisse surprendre, personnellement je trouve plus simplement que ça fait du bien.
Bon, ne relativisons non plus le réel, les djihadistes ne sont pas là pour distribuer des roses. La symbolique de la scène où les soldats s'entraînent sur des totems et des masques est par exemple révélatrice des dommages causés sur les population locales, et sur les différentes ethnies qui cohabitent dans la ville multiculturelle de Tombouctou. Les habitants, et en premier lieu les femmes, doivent abandonner certains droits. Plus de musique, par exemple, ni de football.
Des formes de résistance s'organisent alors, avec les moyens du bord. Le blues touareg ou le chant de Fatou (derrière qui se cache la chanteuse malienne Fatoumata Diawara) sous les coups de fouet deviennent par exemple des armes formidables. Quant aux plus jeunes, ils n'ont aucun mal à se réfugier dans leurs rêves, à fuir par leur imagination, en témoigne cette scène qui devrait rester dans les annales du cinéma, où ils jouent au football sans ballon. Non seulement les habitants ne restent pas passifs face à la situation politique qui s'empire, mais ce n'est pas forcément cela qui va les empêcher de vivre, ce qui reste un message très fort du film. Le climat peut cependant vite redevenir mortifère pour les habitants, comme nous le rappelle cette scène si cruelle de la lapidation à mort d'un couple accusé d'adultère.
Néanmoins, les radicaux ne sont à aucun moment présentés comme des monstres. Ce sont tous des êtres humains, qui concèdent ne pas tout savoir, et doutent sans cesse, à l'image du jeune homme qui ne croit pas en ce qu'il raconte devant la caméra, des soldats qui sont incapables de justifier à une femme pourquoi il lui est nécessaire de porter des gants, d'un des chefs radicaux qui écoute tout de même la conception du djihad de l'imam, ou de soldats qui discutent avec passion de Zidane et de football, avant de condamner paradoxalement des adolescents qui le pratiquaient. Ce sont aussi des êtres très souvent maladroits, et le ton choisi nous amène même parfois à rire gentiment de leurs maladresses, et ainsi à développer une certaine empathie à leur encontre. Un cas intéressant est notamment le personnage d'Abdelkrim, qui éprouve lors d'une scène toutes les difficultés du monde à apprendre à conduire, ce qui le rend plus attachant. Les sentiments non dissimulés d'Abdelkrim envers Satima, et la jalousie à l'encontre de son mari Kidane qui en découle, renforcent d'autant plus l'humanité du personnage.
En parallèle, Sissako nous fait justement suivre l'histoire de Satima, Kidane et leur fille Toya, histoire qui fait prendre le chemin de la tragédie classique à ce film réaliste. Car lorsque Kidane apprend (attention spoil) que sa vache qui lui était la plus chère, ironiquement appelée GPS, a été tuée par le pêcheur Adama, il est pris d'un excès de colère, et le tue sans vraiment le vouloir. Lorsque le coup de feu part, les deux hommes restent d'ailleurs allongés dans l'eau du fleuve un certain temps, Kidane comprenant lui aussi qu'il vient de signer par ce geste son arrêt de mort. Et le plan est saisissant, lorsque sous un soleil ardent, il fait demi-tour, retraverse le fleuve, chancelant et trébuchant ; tandis qu'Adama tente une dernière fois de se relever.
La fin du film contribue à universaliser le propos par la figure du condamné à mort, puisque le personnage de Kidane rappelle alors le narrateur du Dernier jour d'un Condamné. En effet, Kidane - dont la foi est tenace - accepte très vite sa condamnation à mort, mais exprime ses peurs concernant l'avenir de sa fille, de la même manière que le personnage de Victor Hugo. La réplique du djihadiste à ses états d'âme pourrait symboliser à elle-seule le propos du film, puisque celui-ci lui répond qu'il comprend ses peurs, mais demande au traducteur de ne pas traduire en tamasheq ce qu'il vient d'exprimer en arabe. Timbuktu est donc un film humaniste, dépeignant justement les djihadistes comme des humains, hypocrites et pleins de contradictions.
Thiebs
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le 6 juil. 2017

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