A travers le vitrail d’une église, un soleil chatoyant illumine les visages amoureux de Toni et Maria, puis s’attarde sur leurs mains enlacées. Dans West Side Story, premier du nom, c’est dans la chambre de Maria que l’on trouvait ce vitrail. En le superposant dans un lieu de culte, Spielberg sacralise l’intime. L’amour est pur, et ne doit surtout pas prêter à rire.


« Don’t laugh » dit justement Toni à Maria, lorsqu’elle rit de sa déclaration d’amour esquissée dans un espagnol chancelant. « Don’t laugh ». Ayant retrouvé son sérieux, Maria ouvre à genoux l’échange de consentement, et voyant Toni rire à son tour, ce sont ces mêmes mots qu’elle lui rétorque. Dans la version de Jerome Robbins et Robert Wise, c’est par la farce que le serment de mariage advenait, sans discontinuité. Ce simple « don’t laugh » marque ici une rupture, et rien ne semble alors avoir plus de valeur que cet engagement passé sans témoin ni prêtre.


Ce sont d’abord par ces ruptures de ton que Spielberg réécrit l’œuvre de Leonard Bernstein. L’effet produit n’est bien sûr pas le compartimentage de nos émotions, mais leur exaltation. La beauté des images transcende le lyrisme de certains morceaux, et il faudrait un cœur de ciment pour y résister. D’autant plus que ce feu lyrique se voit attisé par une maîtrise du rythme qui faisait cruellement défaut à la version de 1961. La cadence et l’humour des dialogues peuvent parfois rappeler l’âge d’or de la comédie hollywoodienne. Mais au commissariat, dans la rue, au bal ou dans un hangar en ruines, c’est évidemment surtout au rythme de la danse que la caméra se promène et que le film avance. A un mouvement gauche répond une onde paresseuse ; à la grâce alanguie répond un geste brusque. L’espace est envahi par des corps bouillonnant, qui se repoussent et se télescopent. Au souffle tonitruant de ces embardées chorégraphiques en bande succède parfois un soupir, tapi derrière les gradins, glissant sur un miroir d’eau, déployant et redéployant les sentiments avec toujours plus d’ardeur.


Le rythme de la comédie se voit également renouvelé par la langue espagnole, dont l’usage peut par contraste tour à tour fluidifier ou alourdir l’éther. Alors que dans la première version seuls quelques mots et expressions facilement compréhensibles venaient assaisonner les dialogues, l’emploi de la langue est ici largement étendu. Sa pratique représente pour Anita un défaut d’intégration, tandis que pour Toni elle est un pas fait vers Maria. Le fait que les sous-titres ne traduisent jamais ces dialogues symbolise d’ailleurs plus un mépris de la société américaine pour tout vernaculaire (le discours d’Anita est d’ailleurs le même que celui alimenté par la xénophobie des Jets ou du Lieutenant Schrank) que l’inadaptation d’une communauté. On constate ici un vif regain d’intérêt pour ce qui touche au politique ; il faut dire que l’accent espagnol à couper au cordeau de Natalie Wood permettait difficilement de faire rejaillir la moindre dynamique d’oppression.


Spielberg a bien compris que sous ses airs lisses West Side Story recèle une œuvre politique, et c’est en travaillant ce sous-texte qu’il nous livre un palimpseste d’une grande acuité. C’est au milieu de ruines d’immeubles et sous une boule de démolition recouverte de lichen que le premier personnage du film apparaît, ce qui ne présage rien de bon. Le réalisme gris du décor urbain contraste souvent avec la couleur des intérieurs. Si soixante ans plus tôt les bagarres entre Jets et Sharks pouvaient se traduire par de simples coups de pied aux fesses, ici les coups échangés perdent tout burlesque, et toute légèreté. La violence est telle que les combats nous font davantage penser à ceux des Guerriers de la Nuit (Hill, 1979).


La scission entre blancs et portoricains est d’emblée présentée comme le signe d’un prolétariat divisé. La misère sociale règne pourtant à tous les étages. Paupérisation et gentrification sont les principales menaces pesant sur l’Upper West Side, comme le rappelle le lieutenant Schrank, mais le ressentiment est ailleurs. A l’oppression raciale subie par la communauté portoricaine s’ajoute une oppression patriarcale. Les femmes deviennent d’ailleurs même les instruments de la guerre entre Sharks et Jets, comme le figure l’impressionnante chorégraphie de la scène de bal où les coups s’échangent sur des portés. Pour affirmer leur masculinité, les membres des Jets rejettent Anybodys, jeune homme transgenre, dont le rôle se voit par ailleurs rehaussé par rapport au garçon manqué de 1961. Mais Toni en a fini avec ces histoires, et laisse Maria se moquer de sa grande taille, comme un trop-plein viril. Sorti de prison, il représente alors l’exemple rédempteur, que personne ne sait considérer. Avant l’affrontement meurtrier, un plan symétrique confond d’ailleurs les ombres de chaque camp, comme pour marquer la possibilité d’union. La solution est là, juste devant eux.


Un simple pacte social en réponse à la violence ne pourrait suffire, c’est à l’unité que l’amour de Maria et Toni appelle : il s’agit de faire corps. Spielberg a bien compris que sous la fantaisie new yorkaise se cachait un grand film fordien. Dans la culture populaire américaine, West Side Story semble aujourd’hui devenu un mythe au même titre que Lincoln ou Wyatt Earp. Ford n’accordait que peu d’importance à la réalité historique, ce qui l’intéressait, c’était de décortiquer de quelle manière le mythe pouvait moralement traduire une mutation de l’Amérique, et la naissance d’une nation. Ainsi le fait que Toni et Maria n’aient jamais existé ne change pas grand-chose, seule compte la légende. La dialectique de la réconciliation était déjà présente dans l’œuvre originale, mais c’est en insistant sur sa dimension politique que Spielberg la transcende. Les larmes de Maria, et la colère qu’elle déverse sur les deux gangs n’en sont que sublimées.


Un doute quant à la portée politique de l’œuvre peut toutefois apparaître : en faisant le choix de s’en tenir au Manhattan des années 50, Spielberg pourrait idéaliser un moment républicain du passé. Dans la mesure où les classes prolétaires semblent toujours aussi divisées, et la société américaine toujours gangrénée par les injustices raciales, un tel propos pourrait même apparaître comme antimoderne. Un élément permet pourtant de faire taire ces doutes : l’idée géniale de donner à Rita Moreno (qui jouait Anita dans la version de Robbins et Wise) le rôle de Valentina (auparavant Doc).


C’est elle, Rita, qui figure le passage du temps entre les deux films, et réactualise le propos politique. Soixante ans plus tôt Anita, son premier personnage, pleurait la mort de son mari Bernardo. C’était alors sur elle que reposait le pardon qui aurait pu sauver Toni. Ces espoirs se retrouvaient anéantis par l’agression sexuelle qu’elle subissait, la poussant à mentir sur la mort de Maria, et jeter ainsi Toni entre les mains de Chino. Soixante ans plus tard, l’histoire n’a pas changé, et Rita se voit contrainte de revivre le drame, mais cette fois du côté de Toni, qu’elle considère comme son fils. C’est en dédoublant sa souffrance que Rita devient le pont entre les deux parties, la victime et l’assassin. Et c’est par elle, figure tragique suprême, que le pardon peut advenir. Ses yeux embués suffisent à bouleverser.


Le personnage de Maria aurait pu lui aussi incarner ce même sentiment miséricordieux. Brandissant l’arme sur Chino, sur les membres des deux bandes, et sur elle-même, elle n’appuie pas sur la détente. C’est elle qui met fin à l’escalade de violence, et c’est par ce geste qu’elle réunit les deux camps autour du corps de son âme soeur. Mais la réconciliation qu'elle permet ainsi n'absout pas le mal commis. Lorsque sa voix magnifiquement défaillante susurre un dernier chant au visage de Toni, nulle promesse d'harmonie. La mort de l'être aimé semble lui faire perdre cette innocence presque divine qui l'enveloppait depuis le début du film. A son chagrin se mêle la haine, et c'est peut-être dans ce trait d'union émotionnel brinquebalant que tient la funambulesque maïeutique du film.


Sur ce cortège disparaissant au coin de la rue, laissant Rita Moreno (encore elle, toujours elle) consoler Chino avant que la police ne s'empare de lui, on pourrait considérer le film achevé. Mais ce serait faire fi des émotions qu'un simple générique de fin peut procurer. Bien des films se seraient contentés de prolonger l'émoi tragique ressenti lors des derniers plans, mais ici, l’orchestration superbe de Bernstein fait progressivement revenir les airs les plus enjoués du film. Sans prêter attention aux images, on ne pourrait y voir qu'un pot-pourri de phrases musicales, dont les effluves nous extrairaient progressivement du film.


Mais Spielberg introduit par l'image une note d'espoir. A l’écran, ce sont des pans d’immeubles plein d’aplomb qui apparaissent, dont la couleur contraste avec l'édifice gris couché du début du film, et ses restes d'escaliers. Alors qu'un lent travelling vertical filmait les décombres, ici les plans sont fixes. Le mouvement est ailleurs : aux ruines inertes se substitue le constant va-et-vient de la lumière et de l'ombre. C'est toute la force de Spielberg que de tendre ainsi des fils, puis de nous toucher en les ramenant à une image désarmante de simplicité. On continuera alors à rêver de Rita, et à espérer d'autres Maria, dont la lumière éclatante fera rougir nos murs.

Thiebs
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le 27 déc. 2021

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