Le cas de Two Lovers dans la filmographie de James Gray devrait servir d’exemple à tous les cinéastes frileux à l’idée de quitter leur zone de confort. Après trois films qui explorent les mêmes thématiques (tragédie familiale, monde du crime, nuit urbaine), le cinéaste change totalement de registre pour prendre à bras le corps un triangle amoureux.


Pour acter sa capacité à se renouveler, il embarque à sa suite son comédien fétiche, Joaquin Phoenix qui va y trouver aussi l’occasion de prouver l’étendue de son répertoire.
Son personnage bénéficie en effet d’une écriture particulièrement complexe : suicidaire bipolaire, il ouvre le récit sur une pathétique tentative de suicide, avant de rentrer penaud dans un appartement où il semble jouer le même rôle depuis l’enfance. Choyé par des parents qui ne veulent que son bien, il a pris le parti d’une toute petite vie qu’on va régler pour lui, par inquiétude et maladresse.


La grande évolution de ce film par rapport aux précédents réside dans sa subtilité : jamais Gray ne condamne un personnage, exposant davantage sa fragilité que ses torts. Certes, on dicte à Leonard sa vie et sa destinée professionnelle et amoureuse, mais c’est toujours avec bienveillance. Et lui-même sait rendre à ceux qui l’entourent leur amour, notamment en les faisant rire, au fil de scènes touchantes et particulièrement justes. La rencontre arrangée avec Sandra pourrait se suffire à elle-même tant les deux prétendants sont convaincants. Mais Sandra a un tort, qui semble faire écho aux précédents personnages de Gray (et notamment la relation amoureuse entre cousins de The Yards) : elle est disponible, et ne bénéficie pas de la passion qui peut surgir de l’interdit.
Michelle, (Gwyneth Paltrow probablement dans le rôle de sa carrière) elle, est une révélation. Sa splendide apparition à reculons sur le palier résume tout son personnage : l’évidence de sa présence, sa spontanéité, le bourbier dans lequel elle est empêtrée.


L’obsession qu’elle va générer se matérialise par sa présence dans le bâtiment, les deux pouvant communiquer par le biais des fenêtres sur la cour. Leurs rencontres sur le toit, au-dessus d’un monde que Leonard veut fuir, exacerbe le romantisme qu’il a laissé sommeiller en lui : en hauteur, mais aussi dans le froid de l’hiver et les sifflements d’un vent hostile.


Gray marche sur un fil : à la fois lyrique en diable (notamment par l’exploitation du tube d’Henri Mancinin, Lujon) et d’une modestie profondément authentique, rivé à ses personnages sans pour autant gommer leur naïveté et leurs aveuglements respectifs, le cinéaste laisse s’épancher un petit mélo intimiste au sein d’une unité de lieu presque hors temps ; ménageant quelques embardées à l’extérieur (la très belle scène de boite de nuit, la rencontre avec l’amant de Michelle, et bien entendu, l’océan qui ouvre et clôt le récit), il opte surtout pour un cadre serré, des intérieurs au sein desquels l’épanouissement semble impossible, mais en dehors desquels l’illusion d’un ailleurs idyllique s’estompera. A ce titre, la gestion symbolique de l’espace est limpide : la fuite prévue se fait par une descente : la valise jetée dans la cour, l’attente sur le sol de celle-ci alors que l’amour avec Michelle s’est toujours situé dans les hauteurs (la fenêtre, le toit…) : un retour sur terre que Leonard sera tenté de poursuivre en descendant encore plus bas, sous les flots.


Le jeu d’équilibriste se fait aussi sur la conclusion à apporter au drame : choisir la passion, c’est s’exposer à la destruction : la solaire Michelle, c’est la drogue, la fausse couche, l’adultère. Opter pour la raison, c’est s’apaiser sur tout ce qui ne nous appartient pas : la Bar Mitsva, l’emploi, l’équilibre dessiné par la génération parentale. (A ce titre, on remarquera aussi l’assentiment de la mère, très délicate Isabella Rossellini, qui laisse son fils les quitter en silence dans un scène d’une grande finesse.)
Le suicide est donc la voie royale, parce que l’effet de boucle avec son occurrence en ouverture du film lui donne une légitimité nouvelle. Mais le double renoncement de Leonard (à la mort, et à son amour véritable) fait de lui un héros discret, qui opte pour le bonheur des autres et, surtout, une vie possible. Rejoignant la décision sacrificielle de Meryl Streep dans Sur la route de Madison, Leonard goûte au tragique de la norme. Avec sa mère, seul le spectateur sait ce que signifient ses larmes et la bague qu’il offre à la brune, la blonde dans le cœur.


Silence, musique, regards brillants : en délaissant les morts violentes et les destinées tragiques, Gray atteint les sommets de l’émotion et de sa carrière sur un canapé.


(8.5/10)


http://www.senscritique.com/liste/Integrale_James_Gray/1446721

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le 16 sept. 2016

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Sergent_Pepper

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