A Drifting Story (aka Drifting Islands) est un long-métrage, qui peut ne pas captiver tous les publics, mais qui a profondément marqué mes recherches pour le chapitre dédié aux mélodrames coréens dans mon livre Hallyuwood - Le Cinéma Coréen : d’une part, il est un véritable symbole de la transition subtile des anciens « mélodrames shinpa » vers le « mélodrame moderne » (ou « contemporain »), une évolution amorcée dans la seconde moitié des années 1950 à la suite du succès de Madame Freedom (Han Hyung-mo, 1956) ; d’autre part, c’est un remarquable exemple de l'adaptation d'œuvres littéraires à l'époque. Gwon Yeong-sun adopte une perspective typiquement masculine pour revisiter l'histoire originale, en partie biographique, de l'auteure Park Kyung-ni, tout en apportant des modifications significatives à certains éléments clés pour assurer une bonne transposition sur grand écran.


A Drifting Story est réalisé au tout début du remarquable (deuxième) âge d'or du cinéma coréen (1957-1969), plus précisément pendant une brève période de quasi-liberté artistique totale, marquée par un relâchement de la censure entre les régimes de Rhee Syngman (1948-1960) et de Park Chung-hee (1962-1979). Il est peu probable que certains « sujets tabous » auraient pu être explorés dans le cinéma sous un régime militaire.


À cet égard, le film s'inscrit résolument dans la catégorie des « mélodrames modernes / contemporains ». Depuis les débuts du cinéma coréen avec le kino-drama Fight for Justice (Kim Do-san, 1919), la plupart des films trouvent leur inspiration dans les « mélodrames shinpa » japonais. Ces derniers sont généralement des mélodrames populaires centrés sur les infortunes de leurs personnages principaux, déchirés entre un monde révolu et le présent. La femme y est invariablement dépeinte comme la victime de sa condition sociale.


Elle est également marquée par une créativité débridée, caractéristique de l'une des périodes les plus captivantes de l'histoire du cinéma coréen, à savoir celle entre les deux régimes de 1960 à 1961 (en plus des périodes de 1980/81 et de 1997/2003). Le succès colossal de Madame Freedom (Han Hyung-mo, 1956) marque le début d'une transition vers la modernité, tant au niveau de la forme que du fond, redéfinissant les origines du mélodrame moderne, genre phare. Ce long-métrage délaisse les emprunts habituels aux mélodrames shinpa au profit d'influences américaines plus modernes. Le thème récurrent des difficultés de l'après-guerre est cette fois substitué par celui des personnages ou d'une famille de la classe moyenne de Séoul, ancrés dans le monde moderne.


A Drifting Story offre un exemple intrigant de fusion entre deux genres, explorant à la fois le personnage d'une femme sacrifiée (ce qui est plutôt associé au mélodrame shinpa), tout en la montrant (en partie) affranchie de ce rôle en prenant les rênes de sa propre vie dans un monde en pleine modernisation. Il incarne également un archétype de la période d'après-guerre en Corée (1950-53), étant une victime des séquelles du conflit : veuve, elle élève seule (avec sa mère) sa fille, fruit de sa relation avec un homme décédé à la guerre avant qu'elle n'ait eu l'opportunité de l'épouser. Elle subit donc des jugements défavorables en raison de ses relations pré-matrimoniales.


Elle cherche à survivre en gérant un « dabang », l'équivalent contemporain de nos cafés (ou plutôt, salons de thé), un concept en plein essor dans la Corée des années 1950. Généralement, ces établissements étaient dirigés par des hommes, et plus rarement par des femmes. On peut donc imaginer les préjugés qui ont pu peser sur une bonne partie des spectateurs de l'époque, devant s'identifier à un tel personnage qui, de surcroît, accorde peu d'attention à sa fille, fume et boit occasionnellement, et tombe éperdument amoureuse d'un homme déjà marié.


Ce type de personnages avait déjà pu exister dans le cinéma coréen par le passé, mais elles étaient généralement présentés en tant que figures secondaires, inscrites dans une intrigue centrée sur ou racontée du point de vue d'un homme. Ainsi, A Drifting Story évoque, pour beaucoup, Widow (1955) de Park Nam-ok, la première femme réalisatrice de l'histoire du cinéma coréen. Widow racontait l'histoire d'une veuve de guerre qui abandonne sa propre fille pour vivre une histoire d'amour éphémère avec un amant de passage pendant la durée du film. Ce long-métrage était d'une modernité audacieuse mais a été totalement rejeté à l'époque de sa sortie. Cela explique probablement pourquoi A Drifting Story commence par une séquence de procès intrigante, établissant un certain suspense tout en condamnant d'emblée le personnage principal en tant que femme non exempte de reproches.


À réalisation, Gwon Yeong-sun, un cinéaste fascinant, bien que sa filmographie ne compte pas de véritable chef-d'œuvre. Après avoir étudié au Japon pendant l'occupation coréenne, il commence en tant qu'assistant-réalisateur de Han Hyung-mo (tiens !) sur Breaking through the Wall (1949). Il démarre par plusieurs productions foncièrement commerciales, telles que Ok-Dan-Chun (1956), I Don't Like You (1957), A Father and Four Sons (1958), et Spring Comes and Goes (1959), avant de connaître son premier succès commercial avec Soil (1960), une adaptation du roman ambitieux La Terre (Yi Kwang-su, 1931).


Au cours du second âge d'or du cinéma coréen dans les années 1960, il se spécialise dans les fresques historiques, comme Qin Shu Huangdi and the Great Wall of China (1962) et The Conqueror (1963). Conscient des limitations de l'industrie cinématographique coréenne de l'époque, il devient l'un des pionniers des coproductions internationales pour promouvoir l'exportation de ses films, notamment des collaborations avec Hong Kong avec des films d'action martiale Heartless Sword (1969) et The Magic Sword of Revenge (1970), et des projets financés par les Philippines tels que Human Affairs Are Nothing (1975) et Sa-hyang-makok (1981).


Se retirant de la réalisation dans les années 1980 pour se consacrer à l'éducation, il milite activement avec ses étudiants contre la censure en vigueur à cette époque.


A Drifting Story est fascinant, car il fusionne les éléments d'un mélodrame shinpa, mettant en scène la souffrance de son héroïne prise entre plusieurs hommes, avec des tourments clairement exprimés à travers une série de plans et de poses de son actrice principale, de manière exagérément appuyée. En même temps, il adopte les traits du mélodrame contemporain, dépeignant une femme étonnamment émancipée : elle fume et boit, s'occupant rarement de sa fille ; elle exprime librement ses sentiments en osant vivre une passion presque ouvertement avec un homme marié, et elle résiste aux avances de prétendants ainsi qu'aux critiques, allant jusqu'à commettre l'irréparable.


Cela apporte une modernité incroyable à un cadre cinématographique pourtant classique, générant des mises en scène ingénieuses, particulièrement dans la représentation des tourments intérieurs de l'héroïne. Ces représentations ont très probablement été une source d'inspiration pour le réalisateur Lee Man-hee dans ses futures interprétations des souffrances de ses personnages féminins, en les associant aux éléments de la nature et de l'urbanisme qui ont contribué à forger sa réputation, comme dans A Day Off et A Journey (tous deux 1968).


Le film explore également une histoire d'amour secondaire entre l'employée du café et un homme beaucoup plus sombre, alcoolique et parfois violent, créant une relation « subie », qui contraste avec la liberté de l'héroïne. À noter un conseil plutôt curieux de la part de l'héroïne envers son employée, lui suggérant que les relations charnelles en dehors du mariage ne devraient pas être interdites, mais devraient toujours être motivées par un sentiment d'amour plutôt que simplement physique.


Parmi d'autres moments exceptionnellement modernes, on peut citer la scène de folie étonnante de l'employée du café, atteignant le summum de sa propre souffrance, ainsi que le générique de fin qui défile de manière curieuse mais inspirée, affichant les noms de l'équipe technique.


Ce qui ajoute une dimension supplémentaire d'intérêt et de qualité à A Drifting Story, c'est la manière dont il modifie le matériau original pour s'approprier le récit de manière personnelle et garantir une transposition réussie sur grand écran.


A Drifting Story est l'adaptation d'un roman de l'une des plus grandes écrivaines coréennes de tous les temps : Park Kyung-ni. Née en 1926, elle fait ses débuts littéraires avec la nouvelle Calcul publiée en 1955 dans la revue Littérature contemporaine (Hyundae Munhak), remportant ensuite le Prix de littérature contemporaine en 1958. À partir des années 1960, elle oriente son œuvre vers les questions sociales et l'histoire de la Corée. Parmi ses publications notables figurent Les filles du pharmacien Kim (1962), brillamment adapté par Yu Hyun-mok en 1963, révolutionnant ainsi le genre du « film de famille » très en vogue à l'époque en adoptant pour la première fois le point de vue d'une femme et en affirmant que le patriarcat ne peut subsister sans le matriarcat.


Son chef-d'œuvre indéniable est La Terre (1969-1994), une épopée en vingt et un volumes intitulée Toji, qui retrace le destin de 700 (!!) personnages entre 1897 et la libération de la domination japonaise en août 1945.


Îles dérivantes (le titre du roman original, ce qui donne l'explication du nom alternatif du film, Drifting Island) est publié en 1959 et puise largement dans la vie de son auteure : tout comme son personnage principal, Park Kyung-ni est une veuve de guerre qui se rend à Séoul pour élever seule sa fille. A la seule différence, que la future auteure n’a pas travaillé dans un café, mais dans une banque.


Lors de sa sortie, le film a été critiqué pour avoir pris « trop de libertés avec le matériau original », et en effet, les changements apportés sont nombreux. En premier lieu, le long-métrage élimine les nombreuses réflexions internes de l'héroïne et les critiques de la société coréenne, se concentrant uniquement sur les tourments amoureux.


Mais le changement le plus significatif réside certainement dans le dénouement : dans le roman original, l'héroïne décide de rompre avec son amant marié pour entamer une relation avec son soupirant célibataire, tandis que dans le film, le couple illégitime poursuit un seul objectif : leur amour indéfectible malgré les obstacles. Ils sont convaincus de leur attirance mutuelle, et elle assume le poids du regard critique de la société, tandis que lui abandonne sa femme, sa situation sociale confortable et son emploi stable pour une vie plus humble. Évidemment, une telle attitude apparaît comme égoïste dans la Corée des années 1950, et en fin de compte, l'héroïne paie pour ses « péchés » par la mort.


Bien que les dénouements soient diamétralement opposés, l'impossibilité de l'amour persiste dans les deux cas, reflétant ainsi la réalité de la vie d'une femme dans la société coréenne des années 1950/1960, caractérisée par le sacrifice inévitable au sein d'un monde fondamentalement patriarcal – une récurrente du mélodrame coréen des années 1920 jusque dans les années 1980…


(cette critique reprend certains éléments, tout en les complétant, de mon ouvrage : Hallyuwood - Le Cinéma Coréen).

Créée

le 29 nov. 2023

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