Tourné en 1928, « Champagne » répond en miroir à « Downhill » : à la tragédie répond la comédie, au héros masculin désespéré une héroïne joyeuse. Le film s’ouvre sur un rythme fou, force d’Hitchcock (l’ouverture sur les roues de voiture, à toute vitesse, de « Chantage »). Ici, on est presque chez les Marx Brothers : un flamenco endiablé dans la salle de réception d’un paquebot, interrompu soudainement quand les passagers se lèvent et courent à vive allure vers l’escalier. On imagine être sur le Titanic en train de couler, non, c’est un avion qui s’est crashé dans la mer. Arrive l’héroïne, Betty : elle a pris l’avion pour retrouver son amant sur le paquebot !


Hitchcock disait de « Champagne » que c’était ce qu’il avait fait de plus bas dans sa carrière. Heureusement, Truffaut, dans l’interview, contestait. En passant par la comédie, Hitchcock continue de faire ses gammes, à la fois visuellement et thématiquement. Le film est construit intégralement autour des jeux de regards, de subjectivité. On retrouve aussi la causticité sociale qu’Hitchcock creuse dans tous ses films : dans la première partie, tout le monde de la bourgeoisie en modèle réduit est scruté sur ce paquebot. Les victuailles s’amoncèlent mais personne ne les mange car le paquebot tangue trop, paradoxe de l’abondance de richesse.


L’héroïne est une bourgeoise qui veut de l’aventure et de l’amour, qui veut s’amuser avant tout. Une fille légère en apparence, qui brave la sévérité de son père à chaque instant par ses frasques. Pourtant, un plan nous révèle qu’une fois cachée derrière la porte, elle pleure. Esquisse de Mélanie dans The Birds, l’arrogante fille de riche et ses petites obsessions, qui découvre la vie. Comme Mélanie, Betty ne vit que grâce à l’argent de son père, sans mère, dans une apparente désinvolture et une liberté apparemment totale.


Le triangle, évidemment, est encore une fois au cœur de ce premier essai. Betty retrouve en effet sur le paquebot son amant, visiblement plus pauvre qu’elle, mais aussi un prétendant, libidineux et inquiétant, plus riche. Les deux hommes ne cessent de se jauger, de s’espionner…


Dans la deuxième partie du film, située à Paris, le regard amusé d’Hitchcock sur les apparences sociales s’incarne dans une scène de cocktails, où les « amis » de Betty rient de chacune de ses blagues, l’admirent, hochent la tête : bref, elle ne s’aperçoit même pas qu’elle se paye des figurants en guise d’amis. L’amant, d’un autre milieu, regarde cette débauche avec mépris. Betty s’amuse à le provoquer en s’habillant d’une part comme une Princesse d’opéra, puis en servante pauvre. Le déguisement deviendra réalité dans quelques instants, parfois chez Hitchcock le masque ou le costume se referme sur celui ou celle qui le revêt (Judy qui meurt comme Madeleine) : le premier twist vient aussitôt, avec le père qui annonce à sa fille qu’ils sont ruinés, qu’ils ont tout perdu à Wall Street (la notion de krach boursier revient dans deux œuvres d’Hitchcock, en 1927, avec Downhill, et 1929, avec Champagne). La perte de leurs biens servira de révélateur. L’amant en a-t-il réellement qu’après l’argent de l’héroïne, comme le prétend le père ? Va-t-il rester malgré sa pauvreté ? Encore et toujours la même question qui taraude Hitchcock : l’autre m’aime-t-il vraiment ? M’aime-t-il pour ce que je suis ? Et qui suis-je vraiment, dernière question plus abyssale.


Car, comme dans Downhill, Betty va changer totalement d’apparence, de « carte d’identité ». Elle vit dans une chambre de bonne avec son père. Deux désargentés qui ne savent s’adapter à cette pauvreté (comme dans Downhill). Le père fait pitoyablement son exercice physique, un dernier cigarillo au bec. Betty tente de faire la cuisine pour la première fois. Quand l’amant revient, Betty annonce qu’elle va se débrouiller, « I shall get a job », l’amant répond : « you’ll make a mess out of it, as you do everything you lay your hands on » : et dans son dos, quand il part, les traces de farines en forme des mains de l’héroïne. Le mot se transforme souvent en image, chez Hitchcock.


Si « Champagne » est renié par Hitchcock, on sent pourtant que le cinéaste gagne définitivement grâce à ce film ses premières armes comiques, qu’il continuera de déployer tout au long de sa filmographie. Comme si ses premiers films muets lui permettaient de découvrir une à une toutes les couches de son cinéma.


Mais « Champagne » n’est pas qu’un film léger, vain, comme le paraît son héroïne. On y trouve déjà les deux archétypes du cinéastes, les deux personnages « types » de toute son œuvre : il y a, d’un côté, ceux qui se font trop de film, et ceux qui ne s’en font pas assez. Le paranoïaque (Joan Fontaine dans « Soupçons » par exemple) et le spectateur manipulé (James Stewart dans « Vertigo »). L’amant, dans « Champagne », est le paranoïaque, qui se raconte sans cesse des choses sur Betty, toujours dans le doute vis-à-vis d’elle, voyant le mal dans le moindre signe. Betty, elle, est la spectatrice : grande naïve (interprétée par une Betty Balfour tout à fait craquante dans ce rôle), toutes les mises-en-scènes marchent sur elle ! En cherchant un travail, elle se fait engager dans un cabaret pour vendre des fleurs aux « gentlemen ». En réalité, nous la voyons peu à peu prise au piège d’un maquereau, qui attend d’elle qu’elle en fasse plus, avec les gentlemen. La salle de danse est une version carton-pâte du paquebot, une version stuc, mais Betty ne s’en aperçoit pas. Pour elle, c’est la même chose. Le spectateur, lui, voit les coulisses, les cuisines où le pain est jeté par terre, avant que le serveur ne le dispose dans l’assiette du client avec une pince, élégamment : parodie de richesse, parodie du monde dont elle venait. Betty passe d’un monde de richesse, déjà artificiel (nous le constations grâce au point de vue de l’amant), à un monde d’imitation de richesse, de pauvres qui se croient riches, en allant au spectacle. La scène du cabaret est assez réussie, par ses jeux d’échos avec l’introduction dans le paquebot. On retrouve les danseurs au centre de la scène, avec ce mouvement de ronde effrénée, de danse endiablée : le cercle, la spirale infernale, semble définitivement présent dans tous les films d’Hitchcock. Quant à Betty, elle apprend peu à peu à décoder la mise en scène qui l’entoure. Elle s’aperçoit que les « femmes aux fleurs » ne sont pas là que pour vendre des fleurs… elle voit l’alcôve où les amants se rejoignent… peu à peu, elle rejoint son amant en paranoïa. Heureusement pour elle : l’autre dangereux prétendant est là, et Hitchcock nous donne à voir une scène de début de viol, dont elle réchappe, avant de nous révéler qu’elle vient uniquement de se l’imaginer. En devenant paranoïaque, en imaginant le pire, elle échappe à une horreur certaine (les derniers plans du film nous confirmeront, par un dernier gros plan sur le regard lubrique du prétendant, la perversité de ce personnage).


Hitchcock lève peu à peu tous les voiles de mise en scène qui entoure Betty, pour finalement la mener vers le happy end : le prétendant riche et lubrique est miraculeusement un « leurre » parmi d’autres (« quoique » doit-on ajouter), la pauvreté l’était aussi, elle peut enfin rejoindre son gentil amant paranoïaque !


Hitchcock filme ce jeu de dupes en minimisant intelligemment les décors. Chaque lieu sert de symbole de l’état par lequel passe l’héroïne. Tout l’acte 1 uniquement sur le paquebot (la richesse), puis la longue scène du cocktail montre la levée de l’illusion (jeux d’hypocrisie puis découverte de sa pauvreté), et enfin la grande scène du bal la scène de tous les renversements. Le final se déroule sur le paquebot, selon l’idée de cercle qui lie le film – cercle de la danse, et de la vision subjective par la coupe de champagne en introduction et conclusion.


Certes, il y a quelques moments balourds ça et là, mais on rit assez souvent, le rythme est enlevé, et le film propose aussi quelques moments brièvement plus « hitchcockiens », comme le vol des bijoux de Betty dans la rue par un rôdeur, ou la poursuite du train en voiture par l’amant. Parmi les nombreuses trouvailles visuelles, citons un flash-back du bal sur le paquebot, qui se fige soudain, pour devenir une photo dans une vitrine (effet repris en générique de début de "La Main au collet" avec lequel ce film léger sur la bourgeoisie entretien plusieurs ponts). Même dans la comédie, la grammaire Hitchcockienne bat son plein. Comme si le cinéaste, dans sa période muette, à travers des œuvres de commande et dans des genres différents, le cinéaste avait posé tous les jalons de son style. Voir ses premiers films, c’est comme d’accéder au terreau de toute son œuvre future.

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le 21 avr. 2020

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