Seulement deux courts articles sur SC pour ce film pourtant riche, voilà une injustice qu'il convient de réparer. Je m'y attèle.


On pourrait définir Adieu, plancher des vaches ! comme un "film choral dilué" : on y suit une foultitude de personnages, sans véritablement s'attarder sur aucun, si ce n'est le fils tout de même, qui ressort finalement. Comme un tableau chargé de figures, équilibré de telle sorte que pratiquement aucune ne prenne l'ascendant sur les autres.


Le spectateur est à tâtons la première demie heure : quel est le sens du film ? On voit d'abord une petite fille se faire réprimander quoiqu'elle fasse, une mère speed et autoritaire qui enferme son mari en pyjama dans sa chambre, un marabout qui apporte sa contribution à un mystérieux spectacle qui se tient dans ce château. Puis la chambre du père, photos de femmes nues et train électrique, un fils qui fait des expériences chimiques détonantes. Le décor est planté : ce château est à la fois le lieu des fantaisies les plus folles et une prison imposée par la mère toute puissante. On va voir le fils, négligeant le regard enamouré de la soubrette (un seul coup d'oeil à son miroir avant de frapper à sa porte nous révèle ses sentiments), s'en échapper.


Parallèlement, un jeune gars pauvre, si l'on en juge par ce qui lui tient de logement, met un costard, une cravate trouvée dans une poubelle, emprunte une moto pour aller séduire des jeunes filles à longues jambes. On croit alors comprendre qu'Otar Iosseliani va nous narrer cette inversion des rôles. Mais il va se montrer plus imprévisible, faisant simplement se croiser les personnages. Certains rencontres auront lieu, d'autres non : par exemple, le "jeune pauvre" n'ira pas au château ; et, alors qu'ils se trouvent sous le même toit, le fils et la jeune femme dont il est amoureux ne se croiseront pas ... Ce choix est intéressant car il donne au film une assise réaliste qui contrebalance la loufoquerie de ce qui nous est narré.


Dans les rues de Paris, où le fils vient s'encanailler, on croise donc une jeune serveuse dont le physique fait vendre des coups à boire, une bande de marlous qui font feu de tout bois pour glaner de l'argent (de la "fausse manche" au hold up), un enfant violoniste fils de vétérinaire qui aide les dits marlous à dépouiller une vieille dame, deux Africains en doudou, un antiquaire qui se débarrasse de sa femme en allumant le gaz, des restaurateurs mécontents de la plonge faite par le fils, deux clodos qui trainent sur un échafaudage, et j'en passe. Dans ce portrait quasi documentaire d'un quartier, on pense au Chacun cherche son chat de Cédric Klapish, épris lui aussi de Paris et porté (avec un bonheur inégal) sur le film choral.


Et puis, il y a le business : là où, côté fils, on quitte le château en canot, c'est en hélicoptère, côté mère, qu'on se déplace. Magouilles semble-t-il, incluant des prostituées, avec un patron-amant à cigare flanqué de son secrétaire très maladroit (noir de surcroît, histoire d'offusquer les tenants du politiquement correct qui crieront au racisme).


Une partie de ce beau monde va converger vers le château. Pendant que les amis du fils vident la cave, la soubrette ramasse la jeune serveuse à longue jambe (qui ne joue pas toujours juste, une faiblesse du film) sous la pluie - amusant la scène où une telle fille ne parvient pas à être prise en stop. Comme la dite-soubrette a des dons d'escaladeuse, elle parvient à l'introduire en cachette dans la demeure. Le lendemain, tout le monde repart, sauf le clochard, qui se lie d'amitié avec le père : belle scène où les nouveaux amis enchaînent les chansons à boire à deux voix, tout en éclusant du bourgogne. Le lien est fait, ici, avec le fils que l'on avait vu faire la même chose pour pouvoir se payer son "double calva" dans un bistrot.


Le film fait apparaître en effet, avec beaucoup de subtilité, l'influence qu'a le père sur ses enfants (dont les plus jeunes ont l'âge d'être ses petits-enfants, autre bizarrerie du film) : sur l'une de ses filles qui, dans la première scène, joue au train électrique ; et surtout, sur son fils, avec les chansons, nous l'avons dit, mais aussi par son penchant pour l'alcool et par sa familiarité avec les armes à feu. La mère régente le château mais ne déteint nullement sur ses enfants, qu'il s'agisse de ses dons artistiques ou de son côté business, audacieusement associés d'ailleurs ici.


In fine, c'est bien le lien du père au fils qui finit par s'imposer dans cette histoire : alors que le fils, ayant fait les 400 coups jusqu'à passer par la case prison, rentre au bercail, le père s'en échappe en compagnie de son nouvel acolyte alcoolique et quitte, donc, le "plancher des vaches". Avec leurs deux chiens, un noir et un blanc. Sous le regard surplombant de la soubrette qui, virée du château par la mère, s'adonne à l'escalade dans les calanques (c'est bien les calanques ?). On retrouve aussi le gros secrétaire noir, sur un autre sommet. Il n'était donc pas si maladroit !


De cette trame drue de destins, le film parvient finalement à faire ressortir un double mouvement : un fils qui, sortant de prison et constatant que son univers n'existe plus (la serveuse dont il était amoureux a épousé le motard notamment), réintègre la prison dorée ; un père qui, lui, décide de s'en évader. En cela encore, le film tourne le dos aux conventions car c'est généralement du fils qu'on attend qu'il mette les voiles et quitte le cocon familial.


A noter la présence discrète de Mathieu Amalric dans le bistrot : tellement discrète qu'il n'est même pas mentionné au générique ! Surprenant. A l'image de ce film, en sorte.


7,5

Jduvi
7
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le 16 avr. 2020

Critique lue 197 fois

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