[Il s'agit moins d'une critique que d'une tentative d'analyse, issue d'un travail académique plus vaste].


Shunji Iwai est un cinéaste de la jeunesse : dans la grande majorité de ses films, il n’a cessé de dépeindre des adolescents souvent renfermés sur eux-mêmes, qui sont en filigranes des marginaux qui peinent à s’intégrer à la société japonaise. Ces personnages sont au centre d’un conflit générationnel avec leurs aînés : les parents et leurs enfants ne se comprennent pas, et c’est tout juste s’ils arrivent à communiquer. Dès lors, ces jeunes se trouvent à la recherche d’un nouveau lien identitaire et social pour supplanter celui de leur famille. La famille est donc prise dans un gouffre générationnel, qui fait naître les « otakus » du cinéma de Shunji Iwai, que nous essayerons d’analyser sous un angle postmoderne.


All About Lily Chou-Chou est un bon représentant des thématiques de Shunji Iwai, de sa vision douce-amère de l’adolescent japonais postmoderne et des conflits familiaux et sociaux qu’il emporte avec lui. Le film se centre autour du personnage d’Hasumi, jeune Japonais introverti et souffre-douleur de ses camarades de classe, qui trouvera du réconfort dans sa passion pour la pop-star Lily Chou-Chou, à propos de laquelle il échange avec d’autres fans sur un site de chat en ligne. Mais pour bien comprendre le projet, nous devons d’abord revenir en amont sur sa création qui fut singulière.


En effet, la première chose que Shunji Iwai eut en tête fut l’histoire de la chanteuse fictive Lily Chou-Chou, à propos de laquelle il écrivit un premier scénario. Ne trouvant pas les financements nécessaires pour commencer le film, il lança alors un roman interactif sur son site web, invitant les internautes à poster des remarques, commentaires et questions. Si ces interventions n’ont pas modifié le cours du récit ou introduit de nouveaux personnages, cela a permis que la chanteuse "puisse déjà exister dans la tête des gens avant la sortie du film". Avant d’entreprendre toute analyse du film lui-même, il faut d’abord comprendre que le personnage de Lily Chou-Chou est un simulacre.


Dans son livre Simulacres et Simulation, Jean Baudrillard écrit que « Dissimuler est feindre de ne pas avoir ce qu’on a. Simuler est feindre d’avoir ce que l’on a pas. […] feindre, ou dissimuler, laissent intact le principe de réalité : la différence est toujours claire, elle n’est que masquée. Tandis que la simulation remet en cause la différence du « vrai » et du « faux », du « réel » et de l’ « imaginaire »». Un simulacre rend donc les frontières poreuses entre le vrai et le faux, et vient bousculer le concept de réalité (car il la précède) en bannissant les séparations de l’authentique et du produit.


Quand Shunji Iwai créait le personnage de Lily Chou-Chou en tentant de l’ancrer dans la réalité grâce à la participation des internautes, il n’était que dans la dissimulation : le personnage se voulait réel mais la différence avec la réalité était claire. En revanche, il fera appel à la chanteuse japonaise Salyu pour interpréter Lily Chou-Chou et sortira en collaboration avec elle un premier single plus d’un an avant la sortie du film. Dans la foulée, il réalisera trois clips pour l’artiste (certains seront inclus dans le film) et commercialisera un album quelques semaines après la sortie du long-métrage. Dès lors, Lily Chou-Chou n’est plus simplement une création sur papier mais prend vie : elle devient simulacre. Car ce que pointe du doigt Shunji Iwai, c’est que toute pop-star est un simulacre : il n’y a pas moins de réalité dans Lily Chou-Chou, qui sort un album et se produira plusieurs fois sur scène dans la « vraie vie », que dans n’importe laquelle de ces stars japonaises. En lui faisant dépasser son statut de personnage de fiction, Shunji Iwai a créé un simulacre qui reflète parfaitement la perte de réel de la société japonaise contemporaine. Avant même de nous intéresser à l’oeuvre elle-même, nous voyons donc que Shunji Iwai produit un discours qui va au-delà de son film à l’aide du simulacre, qui substitue au réel les signes du réel.


Cette perte de réel est ce qui caractérise les personnages de All About Lily Chou-chou dans leur rapport au monde. En effet, le personnage principal Hasumi est ce que l’on pourrait appeler un « otaku ». Dans un essai sociologique parut en 2008, Hiroki Azuma retraçait l’histoire de cette culture otaku née de l’appropriation de la culture américaine par le Japon et ayant connu plusieurs générations d’individus successives. Les otakus, ce sont donc des individus vivant à travers un imaginaire consommé sous la forme d’objets (figurines, accessoires, vêtements, etc.) ou d’oeuvres (mangas, animés, films, etc.) : « Chez les otakus, les objets autour de soi ne sont qu’imaginaires, pourtant ils sont suffisamment attrayants libidinalement pour vivre à travers eux». Allant plus loin, Azuma explique que certains d’entre eux ont tendance à consommer des simulacres (toujours à prendre dans le sens qu’en donne Jean Baudrillard) : les produits dérivés au Japon (pour rester dans le cadre de Lily Chou-Chou, les affiches de la pop-star) ne sont ni des copies ni des originaux car la frontière entre contrefaçon et objet officiel n’est pas décelable.


Ainsi, le personnage principal de All About Lily Chou-Chou s’inscrit parfaitement dans cette définition de l’otaku postmoderne : il se retranche dans un univers « imaginaire » construit autour de la pop-star Lily Chou-Chou, qu’il entretient lui-même par la consommation d’oeuvres (les CDs) et de simulacres (dès la 7ème minute, celui-ci achète une affiche). Cet univers s’élabore autour du terme « Ether ». L’éther est, en physique, un terme désignant « des substances subtiles distinctes de la matière et permettant de fournir ou transmettre des effets entre les corps». L’éther est alors considérée comme une matière élastique qui a à voir avec la vibration de l’air (car il lui est sensible), donc entretient un rapport étroit avec le son. Si ce terme est devenu obsolète dans les sciences dès le XXème siècle, ce n’est pas innocemment que Shunji Iwai le choisit : dans All About Lily Chou-Chou, l’éther désigne la substance sonore propre à la pop-star éponyme, l’essence volatile qu’elle seule peut voir et avec laquelle elle compose ses chansons, et donc ce qui fait la particularité de sa musique pour ses fans. L’usage de cette terminologie associée au domaine de la science, soit le domaine qui présuppose une croyance au statut incritiquable de la vérité, brouille encore davantage les pistes entre la réalité et l’imaginaire, entretenant par-là même le simulacre.


Ce personnage d’otaku flotte donc dans son propre univers, qui n’est ni réel ni virtuel, et Shunji Iwai le signifie dans la séquence d’ouverture. Le personnage, casque sur les oreilles, est seul dans un champ de riz bucolique : la colorimétrie est douce, la lumière est enveloppante, et la caméra semble littéralement flotter dans les airs comme pour personnifier l’éther qui s’échappe de la chanson de Lily Chou-Chou que l’on entend. Cette musique est elle-même enveloppante : on pourrait la rattacher à du trip-hop, genre par essence atmosphérique. L’utilisation du grand angle dilate l’espace et abolit les repères de distance. Il y a donc dès ce départ la construction d’une bulle formelle autour du personnage principal, le spectateur est convié à partager son univers intérieur. Nous ne sommes ni dans un traitement réaliste, ni dans un traitement féérique ou onirique, mais dans le flottement qui caractérise le simulacre. Cet entre-deux est souligné par un point important de la mise en scène que nous allons développer : l’acousmêtre numérique.


Ce que nous avons omis de dire sur la séquence d’introduction, qui sera presque un programme pour tout le film à venir, c’est que la première chose que nous voyons est du texte en train de s’écrire, accompagné du son caractéristique des touches d’un clavier : nous voyons les messages d’internautes en ligne. Dans La voix au cinéma, Michel Chion définissait l’acousmêtre au cinéma comme « l'être dont on entend la voix sans avoir jamais vu son visage». Il rajoute que cet acousmêtre « est partout, sa voix sort d'un corps insubstantiel, non localisé, et semble n'être arrêté par aucun obstacle.». Dans All About Lily Chou-Chou, le traitement sonore occupe une place très importante dans la mise en scène de Shunji Iwai. Michel Chion dira : « le cinéma de chaque époque a l'acousmêtre qu'il mérite», et cette phrase ne peut que faire écho avec le film et l’acousmêtre numérique qu’il développe.


L’époque, ici, est celle de l’ère numérique. Les internautes ont des voix acousmatiques, représentées par le son des touches tapées sur le clavier. Chaque internaute, affilié à un pseudonyme, aura un traitement des sons de touche différent pour l’individualiser. Nous pouvons donc dire qu’il s’agit ici d’acousmêtre numérique : la « voix » est entendue mais le corps n’est pas visible, non localisé, et s’affranchit de tout obstacle. De même, ces acousmêtres s’affranchissent du temps : ils interviennent pour briser la temporalité linéaire des plans, tout en contaminant l’espace physique de manière brute. Shunji Iwai disait en interview : « J’ai l’impression que les réseaux sociaux ont secouru nos voix, qui étaient cachées en nous et aspiraient à sortir». Il y a donc dans All About Lily Chou-Chou trois espaces qui s’entremêlent par la forme filmique : celui du monde sensible, celui du monde virtuel (le chat en ligne et son acousmêtre) et celui de l’entre-deux (quand le texte vient contaminer l’espace sensible par la surimpression, annulant par-là la voix numérique). Le parti pris important est qu’aucun de ces espaces n’est montré comme plus réel qu’un autre, toujours dans une logique de simulacre.


Voilà donc le cadre posé : Shunji Iwai crée une bulle formelle autour de son personnage d’otaku, nous fait partager le flottement du réel qu’il vit. C’est ce cadre étanche qu’il faut avoir en tête pour comprendre le traitement très particulier que Shunji Iwai réserve à la famille japonaise. Car dans le film, la famille brille par son absence : les adolescents sont la plupart du temps livrés à eux-mêmes. Néanmoins, dès la 9ème minute apparaît une scène de repas de famille. Hasumi est silencieux. À sa droite, son petit frère joue à la console sans se préoccuper le moins du monde de la conversation de ses parents. Le père parle fort, pense qu’il faut changer le nom de ses enfants car leur signification n’est pas bonne. La mère, soumise à la figure paternelle, acquiesce, mais pas l’enfant. Shunji Iwai nous livre un fragment de la vie familiale : la caméra part du couloir et arrive progressivement dans ce salon, découvrant la scène par ce mouvement de caméra-épaule flottant si caractéristique de sa mise en scène (et très éloigné du même mouvement chez Sion Sono, abrupte car caractéristique des affects). Nous arrivons pendant, et nous repartirons pendant. La scène dure 43 secondes, filmée en plan-séquence, et pourtant tout est dit.


Cette scène, qui sera par ailleurs le seul repas de famille du film, nous présente déjà le conflit générationnel qui y fait rage : le petit frère d’Hasumi tourne le dos à ses parents et est plongé dans son jeu-vidéo, donc dans le virtuel. Ils sont dans le même cadre mais ne semblent pas se comprendre, et encore moins pouvoir communiquer.


De même, la déliquescence du pouvoir patriarcal (le terme est utilisé ici non pas dans le sens de sa récupération critique par le féminisme, mais dans son sens originel : le chef de famille) dans les familles japonaises observées par de nombreuses études contemporaines est ici représentée par le père, qui non seulement est relativement pathétique (dans sa posture, sa diction, son autosatisfaction de façade) mais peine en plus à s’imposer face à son plus jeune fils. La conclusion de ces études, qui est que cette perte de pouvoir entraîne le passage de la collectivité à l’individu, est on ne peut plus visible dans ce que nous avons souligné plus tôt : Hasumi est dans sa bulle, son petit frère est plongé dans son jeu-vidéo, aucuns des deux ne souhaite interagir avec sa famille.


Sans repère familial, sans autorité patriarcale, tournés vers le virtuel que ne comprennent pas leurs parents, ces jeunes se retrouvent livrés à eux-mêmes. Le peu de scènes où les parents se retrouvent à l’écran sont des moments de tensions ou d’incompréhension. Dès lors, un transfert de l’autorité a lieu des parents vers les jeunes eux-mêmes. C’est ainsi qu’intervient l’un des personnages les plus importants du film : Hoshino. Le film possède une structure narrative très elliptique : les deux premières parties, d’une vingtaine de minutes chacune, présentent d’abord l’époque du collège puis celle du lycée. Dans cette seconde partie, Hoshino se lie d’amitié avec Hasumi, qui jusqu’alors était le souffre-douleur de ses camarades et n’avait pas de vrai ami. Hoshino vit seul avec sa mère (encore une fois, sans autorité patriarcale, d’autant plus qu’elle agit davantage comme une sœur qu’une mère selon ses propres dires) et est aussi un garçon très réservé, bien que peu d’informations soient données au spectateur sur son sujet. Ils formeront par la suite une bande de jeunes : à partir du moment où ce groupe est formé, les parents deviendront complètement absents du long-métrage. Les jeunes trouvent dans le groupe une alternative à leurs familles respectives. Dans la troisième partie, cette bande part en vacances dans les îles avec de l’argent volé. Filmée entièrement en caméscope basse définition à la manière du style found-footage, cette partie marque une rupture esthétique avec ce qui la précède. C’est ici qu’a lieu un renversement : Hoshino manquera de peu de se noyer en mer ; métaphoriquement, cet acte marque une nouvelle naissance pour le personnage, éjecté de l’eau comme d’un liquide amniotique. Le caméscope, extrêmement mobile pendant la noyade, confère aux plans une abstraction poétique qui semble jouer en faveur de la symbolique.


Dès leur retour de vacances, Hoshino va devenir l’inverse de ce qui le caractérisait précédemment, en devenant la figure patriarcale qui manquait à ces adolescents. Dès lors, il institue une domination constante sur ses camarades, devient le mac de lycéennes qui se prostituent et ira jusqu’à organiser un viol collectif… avec l’aide de Hasumi, qui se retrouve à nouveau soumis à l’autorité de ses camarades. La transformation subite d’Hoshino est marquée par la mise en scène du film. L’acteur se met à jouer de façon plus froide et calculée, presque à la manière d’une poupée de cire ou d’un modèle bressonien. Le chromatisme se voit modulé par des filtres lorsque le personnage apparaît : par exemple, lors de la séquence où Hoshino fait déshabiller son camarade et l’oblige à ramper dans la boue, les corps et les visages prennent une teinte violette. En privilégiant ces teintes violettes/verdâtres, Shunji Iwai s’éloigne de la douceur chromatique de la première partie et marque d’autant plus le malaise que fait naître le personnage, souvent filmé en contre-plongée pour souligner son autorité.


Car Hoshino va combler le manque d’autorité laissé par la famille japonaise. C’est parce que les parents ne sont pas présents, subissant les effets d’un gouffre générationnel, que Hoshino va devenir le leader, l’exemple à suivre. De nombreuses études ont démontré que ces groupes d’adolescents contenaient leur propre système hiérarchique, avec toujours au centre un ou plusieurs chefs qui animent l’ensemble. Les étudiants sont maintenus dans le clan par la peur de se faire exclure du groupe, et seront ainsi soumis même s’ils sont en désaccord avec les choix du leader. C’est pour cela qu’Hasumi participe à l’organisation du viol collectif, alors même que c’est la fille dont il est amoureux qui en est la victime. Mais Shunji Iwai ne porte pas de regard moral sur les atrocités commises ; il observe jusqu’où les adolescents japonais laissés à eux-mêmes peuvent aller, et réalise ainsi un film parfaitement ancré dans les préoccupations de son époque : la prostitution des mineurs et le harcèlement scolaire au Japon.


Le personnage de Shiori, jeune fille de 14 ans se prostituant, cristallise ce phénomène très courant au Japon. Ces mineures ne le font pas forcément par manque d’argent, au contraire, la plupart des prostituées de cet âge appartiennent aux classes moyennes et supérieures. Leurs clients sont généralement des salary-mens gagnant bien leur vie, qui leur achètent des vêtements et bijoux de marque. Dans son roman Love & pop, pour lequel il a rencontré de nombreuses prostituées lycéennes, Ryû Murakami démontre que ce phénomène est le symptôme d’une société où les jeunes Japonais ne peuvent s’affirmer qu’à travers la consommation, celle-ci devenant génératrice de valeurs là où d’autres instances (comme la famille) ont laissé un vide. Dans All About Lily Chou-Chou, Shunji Iwai fait le choix de traiter de la prostitution forcée : la collégienne est soumise à Hoshino, son mac. C’est la pression du groupe et l’autorité hiérarchique qui la poussera donc à vendre son corps.


Durant les années 1990, la violence adolescente et juvénile a drastiquement augmenté au Japon. On fait état d’une « augmentation des meurtres et d’autres formes de violence, notamment le bizutage à l’intérieur et à l’extérieur de l’école ; une augmentation de cas d’explosions de violence sans motivations apparentes ; une augmentation de la consommation des drogues chez les jeunes ». De nombreux faits divers sanglants font régulièrement la une des journaux japonais et marquent profondément la population, comme lorsqu’en 1997 un jeune Japonais de 14 ans décapita son camarade et déposa sa tête sur la grille de son école. Sur son site internet, Shunji Iwai affirme que le personnage d’Hoshino est un composite de ces jeunes criminels japonais apparus durant les années 1990. Il ne prétend pas donner à travers son film la raison de cette recrudescence de violence juvénile (contrairement au gouvernement japonais, qui désigne régulièrement des boucs-émissaires), mais pointe déjà le principal dysfonctionnement sociétal propice à ce phénomène : la famille japonaise, le gouffre générationnel entre les parents (tournés vers eux-mêmes, voire un passé mythifié) et leurs enfants (bercés par les simulacres et la culture otaku). Et les sondages réalisés à la fin des années 1990 ne sauraient lui donner tort : 70% des parents interrogés durant une émission de télévision après un fait divers sanglant redoutent que leurs enfants ne fassent la même chose.


C’est ainsi qu’Hasumi, le personnage principal de All About Lily Chou-Chou, deviendra l’un de ces adolescents criminels en poignardant Hoshino, le leader du groupe. C’est lorsque ce dernier lui vole sa place de concert pour Lily Chou-Chou qu’il décide de le tuer. En d’autres termes, c’est quand l’accès au simulacre (la pop-star) lui est retiré qu’il revient dans la réalité pure et accomplit l’acte de violence. Un plan est particulièrement significatif de cette transition. Privé de rentrer dans la salle de concert, Hasumi se retrouve face à un écran géant diffusant un clip de l’artiste. Dans ce plan-séquence fixe, il va petit à petit se placer au centre de l’écran : sa silhouette noire se détache alors des pixels visibles sur la surface. L’écran s’éteindra, puis ira diffuser petit à petit le logo de la chanteuse, laissant le personnage seul, privé de simulacre. Dès lors, les cris des spectateurs dans la salle de concert hors-champ se feront entendre petit à petit, envahissant l’espace sonore. Cet événement agit comme une douche froide de réel et par-là même une piqûre de solitude pour le personnage principal. Mais surtout, l’image de la pop-star sur l’écran « exerce une influence, possède une puissance qui excède de loin l’information objective dont elle est porteuse». Une fois privé de cette puissance, le personnage est désarçonné.


All About Lily Chou-Chou est donc un film complexe, extrêmement ancré dans les préoccupations de son époque et représentatif du style formel singulier de Shunji Iwai. En pointant du doigt le gouffre générationnel au cœur de la famille japonaise contemporaine, il livre une analyse pointue et personnelle de la violence juvénile et de la culture otaku accompagnée de ses simulacres. C'est par le flottement caractéristique de ses cadres et de ses textures visuelles que Shunji Iwai saisit une réalité en constante perdition, progressivement remplacée par un hyper-réel. Pourtant, la fin s'érige en espoir : sur une musique de Debussy, le lien social renaît. L'art permet une transcendance et amène du sens dans un monde qui en est cruellement dépourvu.


Sources :



  • Stephen Sarrazin, Réponses du cinéma japonais contemporain.

  • Jean Baudrillard, Simulacres et simulation.

  • Hiroki Azuma, Génération Otaku, les enfants de la postmodernité.

  • Dominique Lecourt (dir.), Dictionnaire d'histoire et philosophie des sciences.

  • Akademie Der Wissenschaften Zu Berlin, Histoire de l'Academie Royale des Sciences et Belles Lettres.

  • Richard Taillet (dir.), Dictionnaire de physique.

  • Friedrich Nietzsche, Généalogie de la morale.

  • Michel Chion, La voix au cinéma.

  • Adam Bingham, Contemporary Japanese Cinema Since Hana Bi.

  • Naito, Asao, Ijime gaku no jidai [L’ère du harcèlement scolaire].

  • Doi, Takayoshi, Tomodachi jigoku: 'Kuki o yomu' jidai no sabaibaru
    [L’enfer de l’amitié : Survivre à la 'read-the-vibes' génération]

  • Muriel Jolivet, Japon, la crise des modèles.

  • Julien Seveon, Le cinéma enragé au Japon.

  • Gesine Foljanty-Fost, Juvenile Delinquency in Japan: Reconsidering the Crisis.

  • Marc Augé, Non-lieux, Introduction à une anthropologie de la surmodernité.

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