Bon, Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution, c’est censé être du film noir futuriste. Du cyberpunk avant l’heure, version Godard. Sauf qu’ici, le futur, c’est trois néons, deux couloirs d’hôtel, et un Eddie Constantine qui a l’air d’avoir oublié qu’il n’est plus dans Cet homme est dangereux.
Godard, lui, s’en fout du scénario. Il filme des couloirs comme si c’était des labyrinthes métaphysiques, balance des citations de Borges au milieu des coups de zoom, et se marre en regardant le spectateur chercher le sens.
Tu t’attends à du polar pulp ? À du whisky, des uppercuts, et des pin-up en détresse ? Laisse tomber. Ici, le danger, c’est la syntaxe. Le coup de poing, c’est la voix du robot Alpha 60 qui t’épluche le cerveau avec des aphorismes absurdes dits par un radiateur enroué.
Et pendant qu’Eddie Constantine se balade dans Paris déguisé en ville du futur, tu sens bien que tout le budget FX est passé dans le café du tournage. Mais il faut rendre justice au mec : visuellement, c’est sublime. Le noir et blanc, c’est du béton poli. Les ombres, tranchantes comme des lames de rasoir. La mise en scène, c’est du Godard pur jus : géométrie glaciale, cadrages qui flirtent avec l’abstraction, et cette obsession de la lumière pensée comme discours. Chaque plan te balance une idée, souvent brillante, parfois fumeuse, toujours radicale. On sent le type qui a lu plus de Heidegger que de Chandler.
Le problème, c’est qu’au bout d’une heure quarante, ton cerveau demande un ticket de sortie. L’ellipse permanente, les dialogues conceptuels débités comme des équations, la bande-son stressante de Paul Misraki — entre le violon qui t’étrangle et la basse qui te fait des palpitations — tout ça finit par t’user .Le film t’hypnotise, oui. Mais comme une pub d’art contemporain qui durerait trop longtemps. Et pourtant, sacré Godard : il arrive à te faire un film de SF sans décor futuriste, un film noir sans fusillade, un film d’amour sans amour. Un truc impossible, bancal, fascinant.  Un poème paranoïaque tourné entre deux feux rouges. Un manifeste qui se prend pour un polar.
Bref, Alphaville, c’est du Godard pur : brillant, prétentieux, chiant, essentiel. Un film qui t’agace et te hante. Tu veux le détester, mais il reste collé à ta rétine. Sacré Godard. Ce con, il a encore gagné.