Voir le film

Il n'y a pas à dire, c'est un film brillant. Et par conséquent une Palme d'Or solide. En témoignent les nombreuses autres récompenses récoltées par ce long métrage. Non, ce n’est pas juste un effet de mode et un emballement douteux. Était-ce le meilleur film de 2023 ? Pas pour moi. Mais c'est assurément un des films les plus marquants de l'année et de la décennie.


Avant toutes choses, « Anatomie d'une chute » brille par son scénario. Machiavéliquement élaboré pour distiller les informations capitales au compte-gouttes, avec un admirable sens du tempo. Mais aussi pour les thématiques qui sont brassées. Au-delà du potentiel meurtre et de la justice, c'est avant tout le couple et les rapports hommes-femmes qui sont disséqués. Avec un couple « moderne » : c'est la femme qui prend la lumière, et l'homme qui se morfond dans l'ombre.


Le film va alors questionner la place de l'homme et de la femme dans ce couple. Mais aussi la place que nous, en tant que spectateurs, leur attribuons. Cette femme est-elle juste brillante, sûre d’elle, affirmée et libre ? Ou est-elle manipulatrice et violente ? Est-elle absolument dénuée de sentiments ou est-elle une femme et une mère aimante à sa façon, malgré ses maladresses ? Cet homme est-il un mari et un père attentionné, qui donne de sa personne pour sa famille ? Ou poursuit-il des chimères et s’abîme-t-il dans l’autodépréciation et la dépression… tout en manipulant les autres, lui aussi ? Et nous en tant que spectateurs, que pensons-nous ? Ne sommes-nous pas décontenancés par cette femme qui s’affirme à ce point ? Ou par cet homme qui joue la victime ?


Justine Triet et son coscénariste Arthur Harari font le choix de ne pas trancher. Du moins pas totalement : on sent que la balance pèse un peu plus d’un côté à la fin, mais quoi qu’il en soit, le trouble reste total. Qu’a-t-on compris ? Que s’est-il vraiment passé ? Nous sommes finalement placés au niveau de l’enfant malvoyant. Comme lui, nous penchons d’un côté puis de l’autre. Mais nous ne savons pas. Au fond de nous, peut-être pensons-nous savoir qui est coupable. Mais nous n’avons aucune réelle certitude. Sur le fond et la forme, voilà un scénario magistral.


Il est bien mis en valeur par une mise en scène resserrée, minimaliste, très maîtrisée. Justine Triet joue des focales, des images, des sons, pour mieux rendre le tout à la fois spontané, crédible… et flou, instillant le doute. Nous ne sommes jamais vraiment certains que ce que l’on entend et ce que l’on voit est vrai. Oui, ça semble réel. Mais aussitôt, une parole, un indice, viennent changer le sens de ce que l’on a perçu, nous troublant encore davantage…


La mise en scène de Justine Triet ne brille pas particulièrement par une originalité et une inventivité extraordinaires, mais au moins est-elle juste, laissant le fin mot de l’histoire en suspens. A aucun moment, on ne peut avec certitude trancher définitivement sur la culpabilité de cette femme. Autre élément de mise en scène particulièrement bien vu : l’usage diégétique de la musique, et justement, les morceaux musicaux employés. Ils sont tous intenses, à leur façon. Et écouter ce jeune garçon jouer des pièces aussi intenses au piano, de façon à la fois maladroite et touchante, renforce cette impression de malaise qui nous étreint. Tout semble à la fois réel et bancal. Il y a toujours un je-ne-sais-quoi de dérangeant, un petit détail qui altère notre jugement.


Pour finir, comme beaucoup, je tiens à saluer les acteurs et les actrices. En premier lieu, bien sûr, Sandra Hüller, qui est éblouissante de maîtrise, avec un jeu naturel et ambigu à la fois. C’est certainement l’une de ses plus fameuses prestations. Et je trouve dommage qu’un Jonathan Glazer l’emploie si mal pour jouer la nazie de service dans « The Zone of Interest » – film intéressant au demeurant, mais le personnage d’Hüller y est très attendu, voire cliché. Quand elle trouve ici un rôle d’une grande finesse et d’une grande complexité, dont elle s’acquitte avec le talent qu’on lui connaît au moins depuis « Toni Erdmann ». Voilà, je ne pouvais pas écrire moins d’un paragraphe sur Sandra Hüller, qui est l’une des meilleures comédiennes des dix dernières années, en Europe et dans le monde.


Je souhaite mentionner ensuite deux acteurs que j’ai trouvé géniaux. Tout d’abord, Swann Arlaud, qui joue avec beaucoup d’aisance, apportant lui aussi de l’ambiguïté, notamment quant à sa relation avec l’héroïne. Mais aussi une certaine fragilité, qui densifie son personnage et le rend attachant… alors qu’on le découvre virtuose de la plaidoirie. Ensuite, le jeune garçon, interprété par Milo Machado-Graner, très convaincant, en enfant fragile lui aussi, mais déterminé et perspicace. Son personnage est très touchant, et en même temps est absolument clé dans l’intrigue. Petite mention aussi pour Antoine Reinartz, qui impressionne en avocat général pugnace et intraitable.


Au total, ce long métrage dispose de belles qualités. Pour ma part, je ne dirais pas qu’il s’agit d’un immense chef-d’œuvre, mais certainement d’un grand film. Cohérent et maîtrisé sur le fond et la forme, il nous embarque dans les méandres et les affres d’un couple, nous interrogeant nous aussi sur cette histoire au fond très banale. Celle d’une femme et d’un homme qui voient leur relation se désagréger, tragiquement…


Critique à retrouver sur mon blog ici.

Créée

le 16 févr. 2024

Critique lue 162 fois

21 j'aime

14 commentaires

Arthur Debussy

Écrit par

Critique lue 162 fois

21
14

D'autres avis sur Anatomie d'une chute

Anatomie d'une chute
B-Lyndon
5

Perdre au jeu

La première partie du film me paraît assez extraordinaire. Une balle qui tombe d'un escalier, un chien qui descend pour la ramasser. Un entretien audio entre une écrivaine et une jeune thésarde...

le 31 août 2023

105 j'aime

9

Anatomie d'une chute
lhomme-grenouille
5

Anatomie d’un pied palmé

J’ai l’impression que c’est un problème qui risque de se poser régulièrement. Chaque année, les distributions de Palme, César et autre Oscar me conduisent à aller voir des films que je ne serais...

le 24 août 2023

100 j'aime

113

Anatomie d'une chute
Cinephile-doux
6

Procès d'intentions

Depuis quelques années, le cinéma français, et plus particulièrement ses réalisatrices, trustent les lauriers dans les plus grands festivals. Au tour de Justine Triet d'être palmée à Cannes avec...

le 28 mai 2023

89 j'aime

4

Du même critique

Mary et la Fleur de la sorcière
ArthurDebussy
4

« Kiki à l'Ecole des Sorciers »

Manifestement, il ne suffit pas de reprendre l'esthétique d'un maître pour l'égaler. C'est ce que les suiveurs et autres académistes apprennent à leurs dépens depuis la nuit des temps en matière...

le 24 févr. 2018

58 j'aime

12

Princesse Mononoké
ArthurDebussy
10

Le passage d'un monde à un autre

« Princesse Mononoké » couronne la carrière d'Hayao Miyazaki par bien des aspects. Peut-être son film le plus riche et le plus complexe, c'est également l'un des plus accomplis formellement,...

le 13 août 2016

36 j'aime

10

Il était une fois dans l'Ouest
ArthurDebussy
9

Western épique et lyrique

Vu une première fois, trop jeune, il y a longtemps, j'étais complètement passé à côté de ce film. Je m'étais dit « tout ça pour ça » ?! Je ne comprenais pas le concert de louanges qui entourait ce...

le 19 août 2020

32 j'aime

20