Wes Anderson est un réalisateur clivant, tantôt adoré ou tantôt détesté. Catalogué pour sa recherche esthétique si singulière au point qu'il est aujourd'hui parodié ou imité notamment par l'IA, ce véritable plasticien a cependant beaucoup plus à offrir que de simples cadrages symétriques, des couleurs pastels et saturées ainsi qu'une brochette de stars qui vont et viennent pour faire leurs numéros.

Il atteint dans Asteroid City une forme de synthèse de son art et met en scène une pièce de théâtre ainsi que la genèse de celle-ci présentée dans un show télévisuel. Il y a donc plusieurs niveaux narratifs qui s’imbriquent les uns dans les autres et avec lesquels le réalisateur s'amuse à jongler pour en effacer les frontières. Les coulisses du show sont ainsi filmées en format 1.37 et en noir et blanc alors que la pièce en elle-même est en couleurs et en format large. La mise en abyme est poussée jusque dans le découpage du scénario divisé en 3 actes principaux et en scènes. Une structure complexe qui confère à l’œuvre un aspect très métaphysique.

Asteroid City c'est donc dans cette pièce une minuscule bourgade perdue dans le désert quelque part entre l'Arizona, le Nevada et la Californie. On y trouve un vaste cratère formé après la chute d'une météorite dont un fragment est encore conservé ainsi qu'un centre d'essais nucléaires situé non loin. L'action se passe en 1955 et la petite ville va être témoin d'une convention scientifique annuelle où de jeunes adolescents surdoués et futurs grands cerveaux de demain viennent présenter leurs inventions dans le but de remporter une bourse. Wes Anderson parvient à restituer l'ambiance typique de cette période et retranscrit la course à l'armement et à la technologie, l'état d'esprit, la foi, l'instruction scolaire mais aussi les angoisses de l'après guerre, le maccarthysme sur fond d'affaire Roswell. Tout ça est traité à la fois avec beaucoup d'humour ( l'ogive nucléaire qu'il faut manipuler avec précaution et avec l'accord du président, l'alien communiste, les Etats-Unis qui n'ont à ce moment jamais perdu de guerre...) mais aussi avec une certaine forme de nostalgie et de mélancolie indissociable du cinéma de Wes Anderson. L'esthétique et les couleurs qui évoquent le Technicolor donnent au film un cachet visuel indéniable et chaque plan méticuleusement travaillé, composé et organisé pourrait faire l'objet d'un arrêt sur image pour être observé. Tous ces éléments ainsi que les décors, tenues ou nombreux accessoires rendent hommage à l'Americana et évidemment au cinéma de cette période, la science-fiction bien sûr mais aussi le western et le cartoon avec cette course poursuite armée entre véhicules qui jaillit à plusieurs reprises et surtout avec le roadrunner Bip Bip qui erre dans la ville sans but après que le Coyote se soit fait écrasé par un bus scolaire. La fin d'une époque, la fin d'un monde.

A Asteroid City vont se côtoyer toute une galerie de personnages plus fantasques les uns que les autres : un photographe de guerre en deuil avec ses 4 enfants, une actrice à succès mais coincée et perdue entre Marylin Monroe et Bette Davis, une enseignante complètement dépassée avec son groupe d'élèves, les jeunes adolescents surdoués... Tout ce beau monde va rencontrer les locaux dont un garagiste incompétent, un gérant de motel un peu filou ou bien le général attaché au drapeau et à sa fonction ainsi que le personnel scientifique du film. Tous sont incarnés par des artistes de talent auxquels Wes Anderson est très attaché et qui jouent d'une façon volontairement distante. Cette artificialité permet paradoxalement au cinéaste de toucher quelque chose de profondément juste et vrai. Les comédiens jouent de plus à là fois les acteurs de théâtre et les personnages qu'ils interprètent. La relation principale concerne le personnage d'Augie ( Jason Schwartzman ) et celui de Midge ( Scarlett Johansson ), deux personnages isolés qui se sont noyés dans leur travail et leurs objectifs, redoutant ainsi de ne plus reconnaître la fiction de ce qui a attrait au réel ( les photos pour l'un et les rôles d'actrice pour l'autre ). Ils sont perdus à l'instar du spectateur devant l’œuvre qui ne distingue plus lui non plus la réalité de la fiction tant les deux communiquent mutuellement. Cependant le duo va petit à petit recréer du lien en échangeant depuis les fenêtres de leurs bungalows ( il y a ainsi une multitude de cadres dans le cadre ).

La nécessité de créer du lien ou de créer tout court peut être vu comme l'une des thématiques du film d'autant que son concept a germé dans l'esprit du cinéaste lors de la crise du Covid-19. Une période où l'on ne pouvait plus communiquer directement, où les liens se distendaient et le temps était suspendu. Le métrage évoque frontalement la question du confinement ici militaire avec une quarantaine instaurée par le gouvernement pour préserver un secret et masquer des faits. A cela s'oppose une rébellion instaurée par les jeunes savants en quête de vérité et surtout de liberté, une valeur fondamentale des Etats-Unis et à laquelle j'adhère personnellement beaucoup.

Asteroid City évoque aussi la difficulté et l'incertitude de la création artistique à travers les personnages de Edward Norton et de Adrian Brody.

La thématique principale et la plus évidente est celle du rêve à travers cette construction scénaristique floue, l'esthétique irréelle et l'insertion de fantaisie dans le récit. Le passage avec l'alien en stop-motion est incroyablement beau et ce moment de flottement où le temps s'arrête représente certainement la meilleure séquence du film. Il y a aussi cette réplique frontale et très explicite "You can’t wake up if you don’t fall asleep" que doivent jouer les étudiants de l'école d'acting de Willem Dafoe. Impossible donc de se réveiller si l'on ne s'est pas endormi. On retombe alors dans la thématique de l'Amérique fantasmée des années 1950 et du rêve américain. Une nation forte à tous les niveaux.

En opposition se pose la thématique du deuil et de la mort qui frappe à plusieurs reprises. On pense par l'exemple à la nouvelle faite par le présentateur joué par Bryan Cranston qui annonce un accident fatal qui coûte la vie au dramaturge. Augie est quant à lui marqué par la mort de sa femme et il n'arrive pas à le dire à ses enfants. Il était d'ailleurs question que la femme d'Augie soit jouée dans la pièce par Margot Robbie pour une séquence d'adieux qui n'a pas été conservée par le dramaturge. L'acteur qui joue Augie retrouve ainsi l'actrice ( Margot Robbie ) qui devait interpréter sa femme et qui se produit dans un théâtre voisin dans un court échange très intense qui rappelle par sa mise en scène les échanges perpétrés entre Augie et Midge. Femme défunte et potentielle nouvelle compagne se confondent alors. Le dispositif scénaristique acquiert à ce moment une puissance et une complexité vertigineuse. En résulte un questionnement sur le sens de la vie et le comportement à adopter. Doit-on se languir dans le passé et la nostalgie ou accepter la possibilité d'un futur nouveau même si potentiellement obscur ? L'horizon est utilisé généralement comme illustration de l'avenir et il est dans le film souvent obstrué par les essais nucléaires. Wes Anderson insère des problématiques actuelles avec la possibilité d'une nouvelle guerre à échelle mondiale et la parabole sur la fin d'une époque, celle de l'Amérique toute puissante est alors évidente.

Asteroid City c'est en définitive une œuvre qui continuera d'entretenir le fossé entre les détracteurs et les adorateurs de Wes Anderson mais cette mélancolie cosmique m'aura personnellement emmené dans les étoiles. C'est tout ce que je lui demandais.

Zoumion
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le 31 janv. 2024

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