J'ai revu ce film que je tenais déjà en haute estime mais qui à la revoyure me paraît être un authentique chef-d'oeuvre malgré son allure de divertissement putassier à l'énorme succès public. Je dirais même que Basic Instinct est à la fois la meilleure des réinterprétations de Vertigo et le meilleur film d'enquête (même si c'en est une à moitié seulement) jamais fait (l'enquête au cinéma étant une gageure). Je crois que la valeur de ce film tient dans ce qu'il s'agit de l'un des rares (je pense aussi à Black Swan et aux Raoul Walsh) dont le rythme effréné propre au cinéma hollywoodien ne paraît pas être contraint mais réellement choisi. La spirale infernale dans laquelle est pris le personnage de Michael Douglas ne serait pas aussi prenante si elle n'était pas traduite par la frénésie de l'action, avec un personnage toujours soit en train de bander soit d'essayer de sauver sa peau, comme si la vie était réduite à ses deux pulsions les plus fondamentales : celle du sexe et celle de la survie.

Je suis aussi fasciné par ce scénario qui donne toutes les clefs dès le départ, comme une tragédie grecque. Certes il y a une enquête avec un gros rebondissement au bout d'une heure et demie, mais finalement rien d'important quant au coeur de ce que raconte le film. Je ne connais pas non plus beaucoup de films hollywoodiens où tout est clair après cinq minutes et où pourtant on ne s'ennuie pas une seconde. Verhoeven parvient à faire du désir et de l'amour physique un spectacle cinématographique comme personne ni avant ni après. Je ne vois que le Cronenberg d'A History of Violence pour rivaliser, mais le film de Cronenberg n'est pas aussi centré sur la chose sexuelle que ne l'est Basic Instinct. Avec ce film et avec Showgirls qu'il réalise trois ans après, Verhoeven a signé le diptyque cinématographique ultime sur le sujet, et si on ajoute Elle je dirais que c'est avec tout ce qui touche au sexe que le talent du Néerlandais se révèle à son maximum.

Et puis je suis fasciné par l'interprétation de Michael Douglas et Sharon Stone et c'est un atout que n'a pas Showgirls, même si Showgirls a pour lui d'être encore plus déluré. Il y a toutes les forces et les fragilités du mâle chez Michael Douglas, et toutes les forces et les fragilités de la femelle chez Sharon Stone (marrant que le terme "femelle" ait une connotation insultante que n'a pas le terme "mâle", mais bref c'est un autre sujet). Je ne crois pas que Catherine Tramell soit davantage un fantasme que Nick Curran (j'y vois davantage des mythes que des fantasmes), je suis vraiment ému par les deux personnellement, et je trouve que la composition de Sharon Stone dégage autant de la femme fatale assurée que de la gamine apeurée. Je ne vois rien de macho ni de cynique dans ce film grandiose et condamné à être toujours un peu sous-estimé, alors que c'est peut-être le plus beau film de son auteur et l'un des plus grands films des années 90, et aussi l'un des plus représentatifs de cette décennie.

22/08/2021 : nouvelle revoyure, au cinéma. Je n'ai pas approfondi plus haut le lien entre Vertigo et ce film. Au-delà des clins d'oeil visuels, Basic Instinct comme Vertigo raconte une histoire de prédation. Chez Hitchcock, la prédation était celle de l'homme amoureux, ou plutôt de l'homme concupiscent, amoureux de son fantasme, car s'il y a bien quelqu'un qui aime sincèrement dans ce film, c'est plutôt Judy que Scottie. Chez Verhoeven, s'il y a bien une prédation de l'homme sur la femme qui excite son désir, elle est retournée par la femme à son avantage. Ce n'est pas propre à ce film-là, Verhoeven a montré ça plusieurs fois (dans La Chair et le Sang, Showgirls et Black Book par exemple). Dans Basic Instinct, on peut toutefois réellement parler de prédation de la femme sur l'homme. Nick voudrait dompter Catherine, la faire rentrer dans le rang, dans le mariage. Mais c'est elle qui décide. Nick est un héros de cinéma masculin incroyablement faible. Il voudrait être le dominant, il n'est qu'un jouet entre les mains de la femme. Tout le film n'est que le spectacle d'un homme qui se débat en vain, qui a perdu d'avance, happé par son désir pour une femme d'une beauté parfaite et d'une puissance sans limite. Le propre regard de l'homme sur la femme, celui-là même qui fait de la femme un objet, est retourné contre l'homme, qui deviendra lui-même l'objet de la femme. Celle-ci, par le désir qu'elle suscite, détient un pouvoir absolu sur l'homme. C'est l'inverse de Vertigo, bien que dans les deux cas l'homme se perde.

Avant cette troisième vision, j'étais persuadé que Catherine était la tueuse. Aujourd'hui j'en doute. Ceux qui tuent sont les faibles, dominés par leurs pulsions : Roxy a tué ses frères et tente de tuer Nick par jalousie, Nick a tué les touristes sous l'empire de la drogue. Dès lors on pourrait penser que Beth a tué en raison de sa fascination pour Catherine. Catherine, quant à elle, n'est dominée par rien, aucune convention, aucune volonté autre que la sienne - aucune émotion ? difficile à dire. Il n'y a pas de raison de ne pas la croire quand elle dit qu'elle aimait son mari boxeur. Catherine n'a pas besoin de tuer car elle obtient tout des autres. En somme, elle est la seule à échapper à l'"instinct primaire" qui donne son nom au film. En réalité, ce qui rend Catherine forcément coupable aux yeux du spectateur, c'est son indépendance, sa manière de se servir des hommes et des femmes pour son plaisir, en échappant à toute soumission. Elle est une femme richissime, sans famille, sans attache, elle est l'incarnation même de la liberté, tandis que Nick est l'incarnation même de l'impuissance, de la vanité vulgaire de l'homme blanc qui se croit fort alors qu'il ne l'est pas. On a rarement vu homme aussi pathétique au cinéma que quand il dit à Catherine qu'ils pourraient vivre heureux ensemble. Comment éprouver le moindre respect pour un homme qui se fait traiter comme un chien par une femme et qui pour laver l'affront en viole presque une autre ? Nick est peut-être le héros le plus minable de l'histoire du cinéma américain (mais de manière générale tous les hommes du film sont minables) et Catherine peut-être la femme la plus forte que l'on ait jamais vue à l'écran. Encore une fois, je l'ai dit plus haut, mais leurs interprètes sont parfaits. On ne pourrait imaginer Basic Instinct sans Michael Douglas et Sharon Stone. L'un suinte l'addiction et la vanité tandis que l'autre dégage tout à la fois la grâce et l'effronterie, avec en chacun d'eux ce rien de vulgarité toujours présent chez Verhoeven.

Que ce film soit le plus grand succès public de son réalisateur ne l'empêche pas d'être également son plus grand film, et d'être une oeuvre très personnelle, bien qu'elle soit née d'un scénario vendu à prix d'or. D'ailleurs la plus grande qualité de ce scénario à mes yeux tient à ce qu'il mette au second plan l'enquête qu'il est censé raconter, et dont on ne perdra pourtant jamais le fil. Malgré les nombreux rebondissements de son intrigue, Basic Instinct est avant tout le film d'une confrontation entre deux êtres. La grandiose scène de sexe entre Nick et Catherine - pour moi la plus belle de l'histoire du cinéma, mais il faut dire qu'il y en a tellement qui ne servent à rien - en témoigne. A ce moment-là, l'intrigue n'existe plus, seule compte la relation, la manière dont elle prendra le pouvoir sur lui dans un corps à corps qui ressemble plus à de la lutte qu'à de l'amour physique. Finalement, on se fiche de savoir qui a tué Johnny Boz, le film existe bien au-delà de son argument. Tout est affaire de rapports de pouvoir et de fascination entre les personnages. Et puis je terminerai en disant tout simplement qu'il n'y a pas beaucoup de films devant lesquels je prenne autant de plaisir que celui-là, car si j'adore les thrillers érotiques en tant qu'idées - ce ne sont ni plus ni moins que des succédanés des films d'Hitchcock avec du sexe à l'écran -, force est de constater que la plupart des films de ce genre sont mauvais, tandis que Basic Instinct, lui, se hisserait presque au niveau des films du maître.

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le 8 sept. 2023

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