Qui est le film ?
En 1972, Martin Scorsese n’est encore qu’un jeune cinéaste tâtonnant. Boxcar Bertha, produit par Roger Corman, est son deuxième long-métrage. Film de commande tourné rapidement avec un budget modeste, il s’inscrit dans le sillage des polars criminels d’exploitation qui fleurissaient alors. En surface, il raconte la trajectoire d’une vagabonde, Bertha Thompson, qui s’allie à un syndicaliste et à quelques marginaux pour mener des braquages contre les compagnies de chemins de fer. Le pitch semble appeler l’aventure pulp et le romantisme criminel façon Bonnie and Clyde. Mais déjà, Scorsese déplace les lignes : au lieu de s’abandonner à l’imagerie convenue, il utilise ce canevas comme terrain d’expérimentation pour interroger la violence, la communauté et les rapports de pouvoir.

Que cherche-t-il à dire ?
Sous les dehors d’un récit d’exploitation, le film pose une thèse précise : la criminalité n’est pas un choix individuel mais un produit des infrastructures sociales. Les rails, les dépôts, les wagons : tout dans l’univers visuel ramène au capital ferroviaire qui ordonne l’Amérique de la Dépression et fabrique mécaniquement ses exclus. À travers Bertha, Scorsese esquisse aussi une réflexion sur la féminité dans ce contexte. Le projet du film n’est donc pas d’élever ses personnages en figures héroïques, mais de montrer comment leurs vies se débattent dans une géométrie de contraintes.

Par quels moyens ?
La brutalité qui traverse le film n’est jamais gratuite : coups de matraque, lynchages, exécutions sommaires sont filmés comme le langage du capital ferroviaire, qui substitue la punition à la justice. La violence n’a pas de grandeur, seulement une fonction.

Bertha agit, désire, prend l’initiative. Mais la mise en scène la renvoie sans cesse à une position d’objet, à travers des plans érotisés qui appartiennent au cahier des charges Corman sans doute. Ce décalage, loin de n’être qu’un défaut, révèle une vérité sur la condition féminine dans ce cinéma d’exploitation : une puissance narrative toujours en négociation avec les images qui la capturent.

Les rails ne sont pas décor, ils imposent au récit une ligne droite, une vitesse, une géométrie. Sauter dans un boxcar, c’est habiter un interstice de liberté, toujours précaire. La caméra épouse ces bords, ces lisières, ces lieux où les corps chutent, s’accrochent, disparaissent.

Le groupe que forment Bertha, Bill, Rake et Von compose une fraternité éphémère des précaires. Chaque solidarité est fissurée par l’appât du gain ou le ressentiment. Scorsese filme ces moments de fraternité comme des parenthèses précieuses, mais toujours vouées à l’éclatement.

Où me situer ?
Je suis frappé par la cohérence avec laquelle Scorsese transforme une commande d’exploitation en laboratoire d’auteur. Certes, le film reste contraint par ses obligations pulp : scènes de nudité ou de bagarre semblent parfois plaquées. Mais c’est précisément dans ces contraintes que Scorsese invente un langage : inscrire chaque geste sexuel, chaque explosion de violence dans une dramaturgie de classe. J’admire ce refus du romantisme criminel, cette manière de montrer que la criminalité n’ouvre pas à la liberté mais à un cercle sans issue. Boxcar Bertha n’est pas encore un grand film, mais il contient déjà une vision du monde.

Quelle lecture en tirer ?
Regarder Boxcar Bertha aujourd’hui, c’est mesurer comment Scorsese, dès ses débuts, pensait le cinéma comme enquête matérielle. Ce n’est pas une fresque historique, encore moins un mythe romantique. C’est un récit de rails et de corps, de machines qui organisent l’espace et de marginaux qui tentent de s’y glisser. Ce film mineur dans la carrière de Scorsese devient alors fascinant : un brouillon incandescent où l’on voit naître des obsessions qui irrigueront toute son œuvre, de Mean Streets à The Irishman.

cadreum
5
Écrit par

Créée

le 5 sept. 2025

Critique lue 5 fois

4 j'aime

cadreum

Écrit par

Critique lue 5 fois

4

D'autres avis sur Bertha Boxcar

Bertha Boxcar
reno
8

Critique de Bertha Boxcar par reno

Deuxième film de Scorsese, tourné en 1972 et sorti quelques jours avant l'affaire du Watergate, Bertha Boxcar est marqué par le contexte politique de son époque, à savoir l'ère Nixon – « la loi et...

Par

le 15 mars 2012

17 j'aime

6

Bertha Boxcar
cinemusic
8

Série b à la Scorsese....

Le père de Bertha Thompson (Barbara Hershey), pressé de finir son travail par son employeur, meurt sous ses yeux. Depuis cet incident elle voyage dans des wagons à bestiaux et parcourt l'Amérique...

le 8 mars 2022

10 j'aime

9

Bertha Boxcar
Plume231
5

Plus une production Corman qu'une réalisation Scorsese !!!

Deuxième long-métrage de l'ami Scorsese, qui donne plus l'impression d'être plus une production de Roger Corman qu'une réalisation du futur cinéaste de "Taxi Driver". D'ailleurs l'ensemble n'est pas...

le 19 août 2015

10 j'aime

3

Du même critique

Queer
cadreum
8

L'obsession et le désir en exil

Luca Guadagnino s’empare de Queer avec la ferveur d’un archéologue fou, creusant dans la prose de Burroughs pour en extraire la matière brute de son roman. Il flotte sur Queer un air de mélancolie...

le 14 févr. 2025

32 j'aime

1

Maria
cadreum
9

Maria dans les interstices de Callas

Après Jackie et Spencer, Pablo Larrain clôt sa trilogie biographique féminine en explorant l'énigme, Maria Callas.Loin des carcans du biopic académique, Larraín s’affranchit des codes et de la...

le 17 déc. 2024

30 j'aime

4

Tu ne mentiras point
cadreum
7

Traumas des victimes murmurées

Sous la main de Tim Mielants, le silence s'immisce dans chaque plan, une ombre qui plane sur l’âme lugubre de son œuvre. La bande sonore, pesante, s’entrelace à une mise en scène austère, plongeant...

le 20 nov. 2024

30 j'aime

1