Histoire touchante de masseuses invisibles (en quelque sorte)

Un long-métrage américain, intégralement parlé en mandarin, et à l'esthétique de film européen très atmosphérique. Il s'agit de la première réalisation de Constance Tsang, présentée à la Semaine de la Critique à Cannes avant de paraître en salles en 2025. Récompensé du prix French Touch par le jury, et le statut de meilleur premier film par l'International Cinephile Society, ce drame, notamment porté par les acteurs taïwanais Wu Ke-xi et Lee Kang-sheng, plonge le spectateur dans un état d'esprit flottant entre deux mondes.


Blue Sun Palace situe son intrigue à Flushing, quartier asiatique du Queens à New-York, et plus particulièrement au sein d'un groupe de jeunes femmes immigrées qui gagnent leur vie en travaillant dans un salon de massage, et vivent en communauté. Lorsque l'une d'elles, Didi, les quitte tragiquement, la dynamique de cette petite famille de cœur s'en retrouve chamboulée, et ce sont surtout Amy, qui la considérait comme une sœur, et Cheung, l'amant de Didi, qui perdent pied à la suite de cette tragédie.


À la manière de L'Attachement, film français réalisé par Carine Tardieu et dont nous avons parlé ici le mois dernier, Blue Sun Palace s'attache, à travers son propos sur le deuil, à explorer l'étonnante manière dont des liens se tissent durant cette épreuve, comment le profond chagrin pousse certaines personnes à se rapprocher, parfois même de façon bien plus intime qu'elles ne l'auraient imaginé, et sans doute surtout, bien plus que cela n'aurait été possible sans que le deuil n'en fasse naître le besoin. La peine pousse à chercher une épaule réconfortante, une main chaleureuse, plus encore lorsque ce sont deux âmes en peine et en perdition qui se trouvent. De la perte naît la rencontre, et quelques fois même l'amour.


Constance Tsang retranscrit dans sa réalisation son rapport à Flushing et sa communauté, elle qui y a grandi. Souvent à l'étroit, la caméra nous confine dans des espaces restreints, au plus près des corps, elle ne s'éloigne que rarement d'eux, tout comme elle s'aventure peu à l'extérieur. Mais surtout, elle ne quitte pas le quartier asiatique, ne montre rien du New-York souvent mis en valeur par le cinéma, elle n'en capte pas la grandeur, mais se cantonne à ce que les habitants de Flushing connaissent, ce cocon, dont il est pour eux difficile de s’extirper. Objectif statique indiscret, presque intrusif, nous donnant parfois, à demi dissimulé derrière un rideau ou dans un coin de mur, le sentiment d'être un simple voyeur, de s'immiscer dans une intimité que nous ne sommes pas censés voir. Dans ces sous-sols, ces espaces peu éclairés, ou à la faveur de la nuit, l'atmosphère froide se pare d'une teinte bleutée et granuleuse à la fois envoûtante, mélancolique, et réconfortante.


Film atmosphérique, contemplatif, parfois presque onirique, Blue Sun Palace peut sembler à certaines occasions ne pas avoir de destination, paraît peiner à conclure son récit, dont le développement atteint trop tôt ses limites, et finit par ne plus être pleinement engageant. L'accent est certes mis sur le nuage d'émotions qui s'en dégage, et ce final flou, incertain, sans véritable but ou conclusion catégorique, est probablement un choix de la réalisatrice, et ne trahit en rien la poésie élégiaque de son film, qui laisse un sentiment troublant.


En définitive, ce que Constance Tsang filme avec brio, ce sont les fantômes. Celui de Didi qui hante ses amies. Ces dernières, recluses et invisibles aux yeux du reste des new-yorkais, condamnées à hanter ce même lieu qu'elles ne parviennent pas à quitter et à gagner leur vie péniblement en massant des inconnus venus à leur rencontre en quête de « faveurs » particulières qu'elles leur offrent parfois sous la contrainte. Le quartier de Flushing, tout entier, est une entité fantomatique qui semble exister sur un autre plan, peuplé d'esprits isolés se soutenant mutuellement, habituellement invisible, mais que la réalisatrice nous donne à voir au plus près avec ses propres yeux.


(certains voient dans ce film le mood d’un Sean Baker à ses débuts, promesse d’une belle carrière espérons-le !)

Cigarette-Burns
7
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le 3 oct. 2025

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Cigarette-Burns

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