L'histoire récente du cinéma de genre a vu naître un grand nombre d'hybridations, souvent assez réussies, par la vision de cinéastes avides d'injecter l'inattendu dans l'horreur. Du slapstick-horreur (The Greasy Strangler) au judiciaire-horreur (L'Exorcisme d'Emily Rose) en passant par la romcom-horreur (The Invisible Man) ou la SF-horreur (Life : Origine Inconnue, Event Horizon) et bien sûr l'inébranlable comédie-horreur (Jusqu'en Enfer et, tant qu'à faire, toute la filmo de Sam Raimi), on trouve dans cette catégorie de films un peu mutants beaucoup de chefs-d'œuvre, dont le génie tient précisément à cette envie de mélange qui a animé leurs brillants réalisateurs. Mais s'il y a un film qui continue de tenir une place à part dans cette catégorie très spécifique, c'est peut-être Bone Tomahawk, premier film du futur grand S. Craig Zahler avant que celui-ci ne parte s'acoquiner avec Vince Vaughn pour les deux chouettes thrillers que furent Section 99 et Dragged Across Concrete ("Traîné sur le Bitume" chez nous).

Qu'est-ce que Bone Tomahawk ? Une hybridation, donc, qui choisit de joindre au film d'horreur le western classique, presque contemplatif, à la Jane Campion. Comme souvent, il fallait y penser, et S. Craig Zahler l'a fait. Des deux heures que dure le film, l'écrasante majorité est consacrée à dépeindre le lent voyage d'un petit groupe d'hommes partis à la rescousse de la doctoresse du village, enlevée par une tribu indigène. En matière de chances de survie, la bande se pose là : un vieillard (Richard Jenkins), un éclopé en béquilles (Patrick Wilson), un bellâtre un peu trop sûr de lui (Matthew Fox), emmenés par un shérif fatigué qui aimerait bien pouvoir rentrer chez lui sans tarder (Kurt Russell). C'est le premier coup de génie du film, qui choisit contre toute attente de s'éloigner des standards du protagoniste de western classique : point de héros ici, que des petites gens pas bien finauds dont les chances de réussite semblent bien maigres. L'enjeu ne sera donc pas ici de les suivre dans un bodycount énervé ou de compter les balles tirées par leurs six-coups, mais plutôt de croiser les doigts et de serrer les fesses le plus longtemps possible dans l'espoir qu'ils parviennent à trouver la demoiselle en détresse pour revenir en ville sains et saufs.


S'il y a du Jane Campion dans le film, c'est définitivement à travers la façon dont les personnages acceptent leur destin et se battent, avec leurs petits outils, dans un monde hostile mais auquel chacun est habitué. Tous les personnages ont un caractère très cartésien, une certaine simplicité psychologique qui permet de les cerner au premier coup d'œil et insiste sur leur banale humanité. Ces quatre-là sont des enfants de la poussière, des citoyens sans histoire certes, à la vie bien rangée certes, mais qui ont grandi au milieu des créosotiers et ne rechignent pas à la tâche quand elle se présente. "It is what it is", nous disent-ils alors qu'ils plient bagage pour un voyage sans retour dans l'outback américain, sans un regard en arrière, maladroitement montés sur des chevaux fatigués. Cette forme d'(anti-)héroïsme cligne aussi de l'oeil au cinéma des frères Coen, dont les personnages empruntent beaucoup au seul Jeff Bridges de "No Country for Old Men", à travers cette forme d'humanité plan-plan où il n'y a ni vrai courage, ni vraie lâcheté ; seulement l'action par la force des choses, celle à laquelle sont contraints des types ordinaires dont le seul moteur est un sens du devoir borné, qui les rend attachants autant qu'inconscients.


S. Craig Zahler a déjà réussi avec "Bone Tomahawk" là où beaucoup de réalisateurs de westerns modernes échouent : en touchant à une forme d'épure extrême dans la caractérisation des personnages, qui décuple paradoxalement leur authenticité. En effet, les personnages du film n'existent pas vraiment en tant que tels. On ne sait presque rien d'eux, si ce n'est qu'ils ont l'air piteux. Ils nous sont entièrement racontés à travers leurs actes, souvent silencieux. Le vieillard va prouver à ses acolytes qu'il est capable de tenir une longue-vue sans trembler. Le shérif va prendre un tour de garde plus long pendant la nuit. L'éclopé va décider de suivre la bande plus lentement, en se basant sur les signaux qu'elle laissera derrière elle. Pendant presque deux heures, Bone Tomahawk, c'est ça : une succession de détails, de micro-péripéties sans importance prises séparément, mais dont l'enchaînement permet progressivement de comprendre à qui on a affaire. En s'attachant perpétuellement à aller toujours dans le détail le plus infime, et en négligeant volontairement de peindre une fresque plus large (où vont-ils ? où est la femme ? qui sont les méchants ? est-ce qu'ils ne sont pas un peu tarés de partir comme ça, sans préparation, en territoire ennemi ?), Zahler construit son château en loucedé, jusqu'à ce que, quand commencent les hostilités, le spectateur réalise qu'il s'est profondément attaché à cette équipée malaise au point de ne pouvoir tolérer qu'ils disparaissent ou qu'ils échouent.


Bone Tomahawk aurait déjà été un chouette film sans sa dernière partie, grâce à son rythme savamment étudié, à son aridité de circonstance et à ses acteurs extrêmement crédibles, qui nous donnent l'impression de voyager avec eux en plein désert pendant près de deux heures. Mais pourtant, le film ne décolle réellement que dans ses dernières vingt minutes. C'est le moment où le scénario fait aboutir la quête de la bande. C'est aussi le moment où on réalise que les méchants du film ne sont pas les traditionnels indiens de western à papa. Le choix de l'antagoniste permet à Zahler de composer une succession de scènes terrassantes d'horreur et de violence, qui n'oublient pas néanmoins de rester à hauteur d'homme ; saisi, on assiste alors à la lutte finale de nos pieds nickelés contre un ennemi qui fait totalement dévier le film du western pour s'engouffrer dans le gore le plus frontal. Dans cette dernière partie, le rythme est minuté à la perfection, et a ceci d'envirant qu'il marque une rupture totale avec le calme qui précède. Les décisions les plus lourdes doivent soudain se prendre en une fraction de seconde. Les personnages se retrouvent à puiser dans leurs dernières forces. Les astuces les plus improbables deviennent les seules portes de sortie. Toutes les cartes sont rebattues en un claquement de doigts. Et au milieu de ce chaos, Zahler orchestre donc une poignée de scènes de violence totalement ahurissantes, qui sont choquantes autant parce qu'elles forment une rupture radicale avec le reste du métrage, que parce qu'elles sont réalisées avec un soin absurde, au point de donner l'impression que 90% du budget du film est parti dans les 10 dernières minutes du film. Ce choix aurait pu être suicidaire, mais il est payant, car si le rythme change totalement, la réalisation, elle, reste fidèle à elle-même et ne donne pas l'impression de changer de film. Au contraire, même : plus on avance dans le tunnel horrifique que constituent les dernières minutes du film, plus on se convainc que c'était là la seule issue possible.


La fin, enfin. Zahler aurait ici pu céder à la facilité, faire son Neil Marshall ou sortir de son chapeau l'ending classique de la "final girl". Il n'en sera rien. C'est la dernière chose qui contribue à rendre le film attachant : alors qu'on le croyait parti à toute berzingue dans un nihilisme sans retour, Bone Tomahawk, tout violent qu'il est, n'oublie pas de donner un sens à son histoire. Il rend son propre hommage à ses personnages. Le spectateur en fait de même, subjugué par le courage maladroit, mais payant, de ces petites gens qui n'avaient rien demandé à personne et finissent le film en rentrant chez eux, tranquillement, parce qu'il faut bien continuer. La réalisation, malgré ses ruptures de ton, en aura fait autant qu'eux : fidèle à elle-même du début à la fin, discrète, distanciée et factuelle, se refusant à tout effet de manche malgré l'hallucinante violence de certaines séquences (clairement, Ruggero Deodato ou Eli Roth peuvent aller se rhabiller), elle termine le métrage sans avoir changé, en ayant conservé son approche très spéciale, sa sobriété quasi-hanekienne, avec l'aplomb de ceux qui savent ce qu'ils font. La vie continue. Un réalisateur est né. "I'm a poor lonesome cowboy."

boulingrin87
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le 20 oct. 2023

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Seb C.

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