À cause d'un scarabée terroriste

"Au fait, pourquoi ce film s’appelle-t-il Brazil ?" Et pourquoi pas ? Certains artistes donnent à leurs œuvres des noms d’année, d’autres des noms de pays. "Je ne vois pas le rapport !" Du calme vieux, ça vient : aussi sûrement que 1984 est l’année où Big Brother vous regarde, 1985 est celle où Big Brazil nous contemple. "Mais encore ?" Bouché le type ou quoi ? Si Terry Gilliam a voulu ce titre bizarre, on se doute que ce n’est pas pour élaborer une fresque socio-politique sur l’état sud-américain du même nom. "Et alors ?" Quel boulet, il faut tout lui expliquer. Qui n’a jamais fredonné le vieux standard de Xavier Cugat, repris d’un air composé à la fin des années trente par Ary Barroso ? "Ça y est, j’y suis ! C’est donc une comédie musicale néo-Acapulco avec le fantôme de Carmen Miranda dans le rôle des maracas. Non ?" C’est ça, mon chou. Maintenant, avant que je ne devienne vraiment nerveux, tu retournes dans ta chambre et tu me laisses avec les invités, sinon je vais devoir tout leur réexpliquer à partir du début. Alors voilà : c’est Noël dans le futur indéterminé d’un pays anglo-saxon, disons la Grande-Bretagne. Posée sur la vitrine d’un magasin d’électroménager, une télé diffuse un spot publicitaire parfaitement conventionnel. Jusque-là, rien d’anormal. Et pourtant cette émission dégage quelque chose d’insolite. L’image est nette, bien en couleur, mais le poste de réception détonne : un gros buffet en bois, copie conforme des coffrages encombrants qui habillaient les téléviseurs dans les années 40-50. Bizarre : on est censé être aujourd’hui ou demain et ça ressemble pourtant à avant-hier. On a à peine le temps de réfléchir à ce télescopage qu’une bombe fait tout voler en éclat dans un éparpillement de verre, un nuage de fumée noire. L’écran clignotant, miraculeusement rescapé de l’explosion, transmet cette fois (de guingois) une allocution du ministre de la Sécurité publique, expliquant que les terroristes ne passeront pas. Tel est le début pétaradant de Brazil et son emblème même. Car sur ce principe du bien connu-jamais vu, sorte de manifeste du futurologisme rétro, il n’a pas fini de stupéfier.


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Les décors d’abord : dômes, cariatides, galeries, hall de gare, dédales et vestiges monumentaux, insignes d’une mégalomanie architecturale babylonienne et écrasante qui oscille entre Albert Speer, Le Corbusier et Ricardo Bofill, du Gross Berlin à Big London. Ces colossaux bâtiments mussoliniens, ces immeubles géométriques sortis d’une toile de Piet Mondrian semblent recouverts d’une couche de vitrificateur. Mais comme dans toute cité radieuse normalement dégradée par son surpeuplement, la pourriture bat son plein et assure une ambiance de poubelle renversée : appartements aux airs de clapiers crasseux, graffitis, vandalisme, escaliers délabrés, ascenseurs en panne, chiottes bouchées. Les costumes ensuite : apparemment tout tweed, Old Bond Street un jour de soldes. Mais que font là ces miliciens casqués de chrome et harnachés comme des Duce d’opérette ? Et ces filles en surplus des Halles, déchiquetées-déstructurées comme un rêve de styliste japonais ? Voilà pour le contexte douteux (avant-guerre ou après-guerre ? la dernière ou la prochaine ?) d’une intrigue tout aussi tordue. Archiviste dans un ministère, Sam Lowry est le type même du fonctionnaire anonyme, zélé, discipliné, soumis. Sa mère, une riche excentrique shootée au lifting qui ne quitte jamais son chirurgien esthétique et qui a l’oreille de la gérontocratie au pouvoir, nourrit à son égard des ambitions hiérarchiques. Mais lui ne veut pas en entendre parler, anesthésié par sa sécurité et son petit confort. Plus gris que gris, c’est Sam Lowry. Avec son air tracassé, son œil humide, sa dégaine longiligne, il fait penser au jeune et naïf James Stewart de Capra. Dans le cabinet du Contrôle Général où il travaille, on fiche sur un même pied de délinquance le grand banditisme et le retard de paiement d’une note de gaz, on consulte des moniteurs ultra-perfectionnés avec un clavier évoquant celui d’une vieille Remington. Chaque nuit, Sam se projette en ange du Quattrocento, sanglé comme un dessin de Vinci revu par Buck Rogers, planant extatique au-dessus d’un éden originel de nuages roses, de campagnes riantes et de fées archangéliques. Tout cela dégage pourtant un sentiment tenace de familiarité : un mauvais songe dystopique, à peine exagéré.


Autrefois, des urbanistes astucieux avaient inventé le tout-à-l’égout. Centralisme oblige, le tout-à-l’État lui a succédé. Mais voilà qu’un scarabée infiltre cette machinerie impeccablement huilée et joue les parasites. Parce que le cafard s’est fait écraser sur un document d’identification, l’ordinateur confond soudain un dangereux activiste, Harry Tuttle, avec un citoyen honnête, Monsieur Buttle. C’est le premier raté d’une cascade de dérèglements où le héros va successivement tomber amoureux de la voisine du dessus (routière madmaxienne et sosie parfait de la créature de ses rêves), accepter une promotion au Service des Renseignements, y foutre un bordel monstre qui s’achèvera en apoplexie du réseau pneumatique, virer son Œdipe, terrasser un samouraï haut de quinze mètres, s’allier avec les dissidents (et surtout Tuttle, le saboteur de l’ombre, le plombier pirate métamorphosé en spermatozoïde joufflu dans sa combinaison noire à cagoule intégrale, sorte de Super-Smith de la clé de 12 qui tombe toujours à pic pour le tirer de son pétrin) et, l’espace d’une nuit, vivre l’amour fou avec sa dulcinée. Évidemment tout cela finira mal. Au petit matin, Sam se retrouvera au trou, lobotomisé par son bourreau de meilleur ami, et il ne lui restera plus que la ritournelle-titre pour pleurer. À l’instar de Joseph K., il erre dans les dédales d’un univers imprévisible, aussi drôle que terrifiant. Il se heurte partout à un logo obscène désignant en termes comminatoires la toute-puissante réalité, parfois à un mot d’ordre (La vérité libère) qui recouvre un esclavage technologique hérité d’Orwell et de La Colonie Pénitentiaire. Son avatar ailé demeure réprimé, velléitaire, victime d’un écrasement universel. Filmés du point de vue d’Icare, les immeubles parallélépipédiques qui jaillissent du sol sont autant de menaces, comme le golem de pierre dont les mains de muraille le retiennent aux chevilles quand il voudrait s’envoler. Ce monde punitif, surcloisonné, concentrationnaire et totalement digestif qui se démantibule par ses câbles grouillants, ses boyaux d’aération et ses messages codés, ce déluge de personnages triples, d’identités interchangeables, de paperasseries proliférantes, de gadgets et de hiéroglyphes infonctionnels décrivent moins un enfer de l’idéologie qu’un purgatoire du modernisme agressif, de la communication, de la surinformation, de leurs implications anarchiques et irréversibles, où tout (les machines, les hommes, la politique, l’économie) ne marche qu’en se déglinguant.


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Le film devient alors une très subtile philosophie du temps présent, un vrai guide pratique pour la vie courante. Tous ceux qui se sont déjà retrouvés la main coincée dans un distributeur automatique goûteront ainsi avec délice le passage où Sam doit affronter une panne de climatiseur. Lorsqu’il dévisse le panneau de la cloison palpitant comme un cœur, c’est un éventrement intestinal de tuyaux, tubes et circuits intégrés qui lui explose à la figure. Aux moments les plus dramatiques, un élément de décor, un objet, une situation vient relancer l’action dans la comédie et le burlesque, de préférence très noirs. Une secrétaire joviale tape à la machine les cris de douleur des suppliciés. Entre les instruments bien alignés de la table de torture s’insère une tétine de bébé. Dans la cellule capitonnée où Sam est emprisonné, le chef du gouvernement lui rend visite déguisé en Père Noël et lui propose une bouteille de limonade tandis que le détenu clame vigoureusement son innocence. Sous ce folklore affleure l’obtuse pitrerie totalitaire, avec son cortège fuligineux et insomniaque de lois saugrenues, d’aberrations pseudo-scientifiques, de despotisme effréné. Les divagations se bousculent, les gags se carambolent, énormes, épouvantables. Il n’est pas de meilleur symbole inversé pour ce pays étatisé, sale, froid, en béton debout ou démoli, que la chanson ensoleillée, entraînante, légère et tropicaliste qui fait office d’échappatoire. Et en toute logique, le film adopte régulièrement un rythme de comédie musicale. Le maître d'hôtel propose les plats numérotés et clame "Bon appétit" aux clients, qui en chœur lui répondent "Merci". Dans de larges couloirs-bureaux traversés par des mouvements browniens, les conférences décisionnaires se tiennent à vives enjambées, ponctuées de "Oui" et de "Non" sur ressorts, de virages et de retournement chorégraphiques. Les accélérations, la dilatation de l'espace par le grand angle, l’invention plastique qui ménage la surprise à chaque coupe participent d’un langage constamment étourdissant. La patte inimitable de l’animateur-graphiste, fomentant son œuvre sur story-board avant de la diriger, définit aussi l’œil du concepteur de séquences, approche que partage notamment un Ridley Scott.


Renchérissant sur l’adage de Godard ("Une idée par plan, un plan par idée"), Gilliam rejoint ici le peloton des grands cinéastes visionnaires, celui de Kubrick et Fellini. Le film libère les effusions de créativité insatiable d’un réalisateur en folie, rameutant aussi bien l’un de ses compères montypythonesques (Michael Palin) que la crème des acteurs britanniques (Ian Holm, Bob Hoskins, Jim Broadbent) ou américains (De Niro). Dans cette histoire kafkaïenne de bureaucrates déments qui se cannibalisent à l’infini, cette allégorie d’une utopie socioculturelle punk complètement déboussolée, la puissance ahurissante de l’image emporte tout. Mais les dialogues de Tom Stoppard, héritier de Lewis Carrol et facétieux casseur de prose, jouent aussi un rôle déstabilisant : leur richesse nonsensinque, leur fonction paradoxale, leur analyse du jargon administratif indiquent un esprit très exercé, sollicité par l’illusion et la transformation à vue. Techno-machinisme débridé fait de ronds-de-cuir en chaleur et de listings affolés, musée des modes qui conglomère les reliquats du passé et les indices du futur, paysans électroniques et mystiques vidéo : cette planète est bien la nôtre. L’œuvre carbure à l’indétermination, à la bougeotte, à l’assemblement hétéroclite d’influences diverses, de Salvador Dalí à Max Escher, du Procès à Metropolis, du Cuirassé Potemkine à Playtime. Il faudrait encore nommer Swift, avec sa cruauté ricanante, sa rage d’opticien maladif à scruter le monde à travers une lentille folle. Mais rien ne traduit plus de cohérence et de rigueur que ce délire fourmillant, arachnéen, claustrophobique, cette avalanche d’effets visuels se balayant les uns les autres avec une propension cataclysmique qui désoriente et stimule en permanence, jusqu’au crescendo surréaliste dessiné par la vertigineuse demi-heure finale. L’angoisse la plus profonde s’y marie avec la dérision la plus féroce. Car si un pauvre petit plomb fondu peut entraîner des conséquences catastrophiques, c’est également par un mini-accroc que peut advenir sinon la rébellion, du moins la vigilance. Gilliam a déclaré un jour chercher sans espoir de jamais la trouver une sortie à ce puits de désespoir. Il s’est donc inventé l’issue la plus adulte et la plus lucide : un cauchemar qui fait rire, une farce percluse d’effroi, apte à conjurer l’absurdité de nos existences par les vertus libératrices de l’imaginaire.


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Thaddeus
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le 3 nov. 2019

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