Andreï Kontchalovski a 84 ans : né en 1937, il a donc parfaitement bien connu les années « d’or » de l’Union Soviétique, et il doit même avoir de clairs souvenirs d’enfance de la vie sous Staline, avant que Khrouchtchev amène le pays-continent vers une certaine modernité, ou tout au moins désavoue l’approche « stalinienne » de la dictature du prolétariat. En 1962, année qui marquera l’apogée de la guerre froide avec les USA, avec la crise des missiles de Cuba, Kontchalovski a déjà 25 ans, mais il n’entendra pas parler alors du massacre de Novotcherkassk – en plein pays cosaque ! -, avec sa trentaine d’ouvriers grévistes abattus par le gouvernement alors qu’ils manifestaient pour des conditions de vie plus décentes, car les faits ne seront officiellement révélés au peuple russe que trente ans plus tard.


André Kontchalovski a 84 ans, et sa longue filmographie atteint 30 films. Frère de l’encore plus célèbre cinéaste Nikita Mikhalkov, Kontchalovski sera révélé très tôt par son 'Bonheur d’Assia' en 1966, mais deviendra l’un des cinéastes russes les plus connus en Occident dans les années 80, grâce à une série de films réalisés aux Etats-Unis, comme l’excellent 'Maria’s Lovers' ou les moins remarquables 'Runaway Train' (thriller-catastrophe) et 'Tango & Cash' (avec Stallone !).


Tout cela pour dire que personne n’était sans doute mieux placé pour écrire et mettre en scène "Chers Camarades !", qui raconte le déroulement des événements de Novotcherkassk, et leur impact sur la vie et les convictions d’une dignitaire locale du parti, dont la fille, qui faisait partie des grévistes, disparaît pendant la répression : Kontchalovski sait de quoi il parle, et a dû retrouver dans sa mémoire la « vérité » de ces années de transition entre le stalinisme – regretté par certains, dont par la protagoniste du film – et une nouvelle URSS, qui a néanmoins bien du mal à abandonner les pires réflexes répressifs. Kontchalovski est un grand metteur en scène : son formalisme brillant lui a d’ailleurs été reproché plusieurs fois, mais on ne saurait honnêtement plus qualifier son cinéma « d’académique » comme par le passé. Et Kontchalovski est russe, et pas occidental : son récit évite habilement tous les pièges de la dénonciation vertueuse, « à l’Américaine » : si la vilenie des gouvernants et de leurs complices locaux est montrée sans fard, au cours d’une introduction où les discours kafkaïen des « dirigeants », mêlant idéologie aveugle et lâcheté criminelle se révèlent presque drôles, Kontchalovski prend soin de montrer l’humanité de chacun lorsqu’il est confronté à l’horreur, de ne peindre aucun de ses personnages d’une seule couleur, et de laisser surtout une sorte de lumière percer çà et là au sein de l’obscurité.


"Chers Camarades !" est beau, parce que son noir et blanc tout en nuances accompagne parfaitement un récit implacable, sans néanmoins que cette beauté prenne en otage la pertinence de l’analyse historique ni l’embrasement des sentiments. Son cadre carré oppressant et la perfection de la construction de nombreux plans impressionnent. "Chers Camarades !" est fort, grâce à son personnage central de Lyuda, militante convaincue, voire extrémiste, du communisme pur et dur, déchirée dans son amour de mère qui la pousse à franchir des barrières qu’elle n’aurait jamais cru pouvoir franchir (grâce à l’aide, il faut le dire, d’un autre beau protagoniste, le responsable du KGB dépêché sur place, sans doute responsable du massacre et pourtant allié de Lyuda dans sa quête) : formidablement interprétée par une Yuliya Vysotskaya tout à la fois glaciale et brûlante, mais d’une détermination sans faille, Lyuda expose toutes contradictions d’un peuple déchiré entre une doctrine parfaitement assimilée, qui ne saurait jamais être remise en cause (à la fin, la leçon à en tirer est : « nous devons nous améliorer ! »), et des relents d’humanité qui peinent à mourir sous le carcan de l’idéologie.


Peut-être un peu long – un quart d’heure en moins l’aurait amélioré -, mais nous abandonnant trop rapidement sur une fin assez brutale, "Chers Camarades !" est une expérience émotionnelle saisissante… Sans même parler de notre devoir de mémoire envers tous ceux tombés sous les coups de la dictature soviétique…


[Critique écrite en 2021]
Retrouvez cette critique et bien d'autres sur Benzine Mag : https://www.benzinemag.net/2021/09/04/chers-camarades-kontchalovski-revient-sur-un-drame-de-lhistoire-de-lurss/

EricDebarnot
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le 4 sept. 2021

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Eric BBYoda

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