Depuis quelques années, au pays du soleil levant, une nouvelle génération de cinéastes met son talent au service de cette gageur qui serait de faire dire ce qui ne se dit pas, verbalisant à travers l’image ces maux habituellement tapis derrière les voiles pudiques des convenances. Tandis que Tomita et Fukada évoquent les turpitudes de la société et des citoyens, Ryusuke Hamaguchi se concentre sur les sentiments et invite notamment ses congénères à dépasser le fameux concept du honne et du tatemae (les sentiments vrais que l’on garde pour soi s’opposant aux opinions dites en public). Seulement, avant d’y parvenir brillamment avec Drive my car, notre homme tente de renouveler son cinéma en lorgnant cette fois-ci moins du côté de Kiyoshi Kurosawa, son maître à penser, que de Hong Sang Soo et de sa mise en scène “à la Eric Rohmer”. Une référence que l’on retrouve dans le titre français, évidemment, Contes du hasard & autres fantaisies reprend à son compte cette rigueur formelle dans son approche du cadre, des décors, du graphisme et du rythme, afin de mettre en exergue tout le reste : les dialogues, les mots, les verbes. Car, c’est là où se dévoilent les êtres qui les disent.
Et pour que nous puissions les entendre, il faut commencer par briser le masque de la normalité, déchiqueter ce paravent social derrière lequel nous nous cachons tous. C'est ainsi que le hasard entre en scène - comme nous l’indique le titre original, Gûzen to sôzô, dont une traduction littérale pourrait être « hasard et imagination » - car seul le hasard peut enrayer la mécanique du quotidien et forcer les êtres à se révéler en puisant au plus profond d’eux-mêmes - et donc dans leur imagination – les ressources suffisantes pour faire face à ce bouleversement soudain et inattendu. C'est ce qui arrive à nos trois héroïnes, évoluant au sein de trois récits faussement indépendants, qui seront renvoyées à ce qu’elles sont après l’érosion du vernis protecteur de la normalité...
Si sa structure ternaire fait irrémédiablement penser au principe du film à sketches, sa tonalité si particulière le rapproche plutôt du genre littéraire des nouvelles, trouvant même un cousinage évident dans l’approche artistique avec le fameux Plaisir de Max Ophuls ou encore le récent Le diable n'existe pas de Mohammad Rasoulof, avec ces histoires dissemblables qui finissent par converger vers une même finalité. Ainsi, sans être reliées par un fil narratif unique, les trois récits de Contes du hasard & autres fantaisies sondent un même rapport à l’amour passé, au secret et au passage du temps. On retrouve toutefois une préoccupation forte d’Hamaguchi, moins saillante d’ailleurs dans Drive my car, qui est la place prépondérante accordée à la femme : comme dans Senses ou Asako, le regard se porte avant tout sur les femmes, pour décrypter leur langage émotif, pour saisir l’expression de leur intimité.
C’est ainsi, malgré un traitement bien trop inégal, qu’Hamaguchi tisse dans ces récits des confrontations infraliminales et dévoile les aspirations profondes, les trésors ou les cruautés cachées, à travers la voix, ses variations, et les mots prononcés. Comme dans Drive my car, le mot sert de moteur aussi bien à l’intrigue qu’au désir, laissant transparaitre l’essence même de l’individu au détour d’un échange verbal ou d’un éclat de voix. Dans le premier conte, c’est le récit entendu qui pousse une femme à revoir son amant, avant qu’une dispute ne fasse éclater au grand jour les passions comme les regrets. Dans le second, on retrouve une de ces scènes de lectures si chères à Hamaguchi qui associe le mot au désir, comme si le recours aux mots des autres était nécessaire pour pouvoir enfin parler de soi. Les mots deviennent libérateurs, révélateurs et cathartiques. Une catharsis que l’on retrouve surtout dans le dernier conte, lorsque deux femmes qui ne se connaissant pas choisissent de tout se dire : la parole libère les maux enfouis et guérit la frustration entrevue dans les deux premiers segments. Après deux actes aux conclusions douces-amères, la possibilité d’une réconciliation et d’un apaisement est permise grâce à ce dialogue dans lequel résonne la pureté des sentiments. Enfin, le travestissement social tombe et l’être se révèle.
Une conclusion qui fait écho aux mots du professeur, lorsqu’il s’adressa à Sasaki : « Refusez de vous faire évaluer par la société ». En refusant le diktat social, en passant outre le concept du « honne » et du « tatemae » on se plaît à imaginer une vie où l’on s’exprime vraiment et où l’on peut engager sereinement une relation avec autrui. On imagine une vie non soumise à la fatalité et à la résignation, une vie d’action comme le verbe que l’on sait utiliser, une vie dans laquelle le bonheur n’est plus le seul fruit du hasard.