Ne tournons pas autour du pot : Dossier 137 est un film à voir absolument. Drôle d’objet, d’ailleurs… Pas vraiment un documentaire, même si parfois le mélange d’images du film et d’archives sème le doute. Pas vraiment un thriller, même si, au fil de la narration, certains éléments surgissent et rendent la quête de la vérité haletante. Pas un film anti-flic (contrairement à ce que quelques critiques paresseux prétendent) puisque, au cœur de l’enquête, on suit un groupe de flics, de « super-flics » même : l’IGPN, dont le travail est ici montré avec une rigueur rarement vue au cinéma.
Et ce n’est pas un film manichéen. Le chaos qui régnait alors permet de comprendre tous les dérapages, des deux côtés de la barricade. Pas vraiment un film social non plus, même si une partie du récit rappelle à quel point, durant cette période, le pouvoir ne tenait plus que par la brutalité et la répression. Le rappel aux comparutions immédiates, avec des peines expédiées à peine l’accusé entré, laisse d’ailleurs un petit goût de « Commune de Paris »…
Dossier 137 est tout cela à la fois : une enquête humaine, une quête opiniâtre de la vérité au-delà des anathèmes et des postures. Sa conclusion laisse un goût amer : l’étouffement de la vérité par la hiérarchie, avec en prime une leçon de déontologie tellement absurde qu’elle en devient glaçante, sonne tristement juste. Difficile, après ça, de ne pas imaginer que certains dossiers ont réellement été « réglés » de cette manière. Il suffit de repenser aux images ; sorties presque « par accident » ; des caméras embarquées de Sainte-Soline. Et le résultat ? Exactement ce que montre le film : des responsables politiques qui nient, qui justifient l’injustifiable… Quand la réalité retrouve la fiction... On n’est plus très loin d’une forme de fascisme mou, mais un fascisme quand même. Et cette mauvaise foi, déployée du bas au haut de l’échelle…
Le maintien de l’ordre en République donne à la police le droit d’utiliser une « violence légitime ». On peut débattre de l’idée, mais au moins en comprendre le sens. La thèse de Moll, elle, est plus inquiétante : ce gouvernement a jeté dans la bataille toutes ses forces de police et de gendarmerie, peu importe leur formation au maintien de l’ordre. C’est aussi ça que raconte le film : un témoignage brutal de l’injustice sociale du début du siècle. Et rien ne s’est arrangé depuis. D’autres affrontements viendront, inévitablement…
Dominik Moll n’a pas raconté une affaire réelle précise : l’histoire du jeune manifestant blessé est fictive. Mais ; et c’est là que le film devient troublant ; il a construit son récit en assemblant plusieurs situations réelles ; s’est nourri de plusieurs affaires de Gilets jaunes blessés par des tirs de forces de l’ordre (dont celle du jeune Gabriel Pontonnier, entre autres). Il a évoqué s’être appuyé sur trois victimes réelles pour composer son personnage de « Guillaume ».
Moll a même effectué une immersion à l’IGPN, décisive selon lui : il a compris que les enquêteurs passaient des jours à analyser, recouper et interpréter des images de manifestations ; ce qui a littéralement façonné la mise en scène du film. L’assemblage final n’est donc pas une reconstitution, mais une fiction documentée, bâtie sur des fragments de réel. Une sorte de mosaïque de faits, d’enquêtes, de blessures, et de procédures disciplinaires, condensée dans un seul dossier « 137 ». Cette démarche explique le malaise persistant : on sent que le film n’invente pas son climat, même s’il invente son intrigue.
Parlons cinéma.
Léa Drucker est totalement investie dans ce rôle de flic intègre, au point de porter le film sur ses épaules. Beau portrait de femme forte, qui veut croire que le mot « justice » n’est pas un vieux bibelot fissuré. Son jeu, tout en nuances, mériterait une récompense, sans forcer. Le reste du casting fait le job, avec une mention spéciale à Sandra Colombo, presque figurante mais terriblement juste dans sa colère contenue.
Côté réalisation, Dominik Moll reste dans une mise en scène posée, presque austère, pour ne pas donner un style qui viendrait parasiter l’équilibre fragile du récit. Pas d’effets, pas de gimmicks : juste une caméra qui regarde droit. J’avais adoré La Nuit du 12, ce regard sur des flics broyés par ce qu’ils doivent affronter. Dossier 137 s’en éloigne sur la forme, mais pas sur le fond.