Quel est le point commun entre Les Tontons Flingueurs, Winston Churchill, Mads Mikkelsen dans Drunk, Nicolas Sarkozy et Jean Gabin dans Un singe en hiver ? De près ou de loin : la réponse est l’alcool, entre petit verre festif et ne plus tenir debout, entre se défaire d’un alcoolisme latent et un petit coup quotidien, parce qu’on connaissait « une polonaise qui en prenait au petit-déjeuner », comme dirait l’autre. L’alcool est le thème central de Drunk, comédie dramatique de Thomas Vinterberg, film sélectionné dans le « cru » (c’est le cas de le dire) de Cannes 2020. Le film part d’une ligne de synopsis simple : 4 amis enseignants décident de mettre en pratique la théorie d’un psychologue norvégien selon laquelle l’homme aurait dès la naissance un déficit d’alcool dans le sang. Postulat de départ qui entraîne des conséquences personnelles et professionnelles dans la vie de ces 4 personnages, sur lequel se centre le film.


Rire de l’alcoolisme ? Drôle de sujet. *Un Singe en hiver* le faisait, mais c’était Gabin, et avec Gabin, tout passe mieux. Dans *Drunk*, on ne rit pas de l’alcoolisme : la façon de représenter l’ivresse comme amicale, festive (on pense notamment à la scène introductive, émouvante et ensoleillée, d’adolescents ivres dans un métro, pleins de joie de vivre et de houblon), se place en contre-point d’un dernier tiers du film, plus sombre quoique dosant savamment le ratio humour-drame. En cela, l’on peut s’étonner d’une comédie dramatique : mais les scènes de danse de *Drunk* (celle, centrale, où les 4 amis dansent sur *Cissy Strut* d’abord, mais, surtout, celle, entêtante et émouvante, d’un Madds Mikelsen au sommet de son art, dansant sans fin, tournoyant, au son de la formidable chanson *What a life*, au bord de l’eau, en pleine graduation) viennent rééquilibrer le ton dramatique que prenait un adieu entre deux amis, ou une crise de couple. Ce film étonne donc par sa composition scénaristique, mais reste réjouissant, car quoi de mieux que de sentir les effets d’une ivresse grisante sans quitter son fauteuil de cinéma, quoi de mieux que de s’enivrer sans craindre la gueule de bois ? 
Le film brasse, bien loin d’une obsession sur l’alcoolisme traité comme thème social et déchéance de l’homme dans une société du plaisir, de nombreux sujets : d’une part, en se concentrant sur le corps enseignant, il montre, chose trop peu faite au cinéma, des portraits de profs de lycée qui doivent faire leurs cours, qui aident leurs élèves et se confrontent aux parents délégués. Il montre aussi un portrait de la masculinité : qu’est-ce qu’être un homme, un père, un ami, un mari, en 2020 ? (D’autre part, on pourrait déplorer le manque de diversité d’un tel film : hommes, blancs, CSP+, les protagonistes ne révèlent qu’une seule frange de la population, et enracinent le cliché hommes buveurs-femme/mère responsable). Enfin, il ne faut pas oublier que Thomas Vinterberg n’est autre que le réalisateur du magistral *Festen*, sorti en 1998 : cet uppercut sur l’inceste et les violences intra-familiales mettait en prise avec un malaise, une gêne patente : dans *Drunk*, vingt ans plus tard, ce sentiment de malaise, d’exclusion se retrouve. On peut penser à cette scène où le prof de sport est scruté par ses collègues, ivre mort, dans la salle des profs, mais également à la gêne — intrafamiliale cette fois — d’un ado qui retrouve son père, ivre au petit matin, devant chez les voisins. C’est une incroyable proximité avec le quotidien que filme Vinterberg, en pensant au fameux « cabillaud frais » de la liste de courses, au pipi-au-lit d’un enfant, montré en parallèle du pipi-au-lit d’ivresse d’un Papa, ivre mort. Cette proximité du quotidien, ce quasi-naturalisme des situations se relie au *Dogme 95*, signé par Lars Von Trier et Vinterberg : proximité, vérisme, authenticité. Toutefois, cela ne revient pas à dire que Drunk est réaliste, naturaliste ou vériste : il s’agit, ici, de montrer le quotidien en l’enjolivant, en rendant compte avec humour, sensibilité et pertinence de l’expérience d’un alcoolisme assumé (« ce n’est pas de l’alcoolisme : moi, j’arrête quand je veux ! »).
Construit comme un crescendo, une montagne russe, le postulat du film fait sourire : à la manière d’un Churchill, il s’agira donc de boire au quotidien. L’ivresse rassemble les 4 hommes, pourtant très différents, et la montée progressive du rythme — au moyen des cartons sur fond noir, qui indiquent le taux d’alcool dans le sang, ou les comptes-rendus de l’expérience rédigés par le prof de psycho — le rapproche véritablement d’une soirée enivrée, qui se conclut en climax par une soirée dans un bar, et par un retour, au petit matin, cravates défaites et tickets de carte bleue dans les poches, des 4 compères. Ornés d’une lumière brumeuse, ces magnifiques plans de quatre personnages, sur une route déserte au beau milieu du Danemark, touchent à l’universalité du propos qu’est l’ivresse (avec modération et pas avant 18 ans, évidemment) mais subliment ce propos en l’ancrant dans une fable sur l’amitié, qui rapprocherait même le film du buddy movie américain, *Very Bad Trip* et compagnie, tout en l’auréolant d’une attention toute particulière aux lumières, aux espaces et au son.
En effet, *Drunk* n’est pas qu’un film sur l’alcoolisme, qui s’immisce lentement au sein d’un groupe d’amis incapables de résister à l’appel d’un bon whisky : il est une oeuvre d’art, aux qualité plastiques indéniables, mais également un film à ambiance, sonore et visuelle. La lumière froide d’un terrain de foot, où les enfants jouent sous les conseils d’un prof ivre, comme dans une comédie absurde, contraste avec celle, chaude, qui entoure les adolescents qui boivent, dans une binge-drinking souvent commentée et blâmée par les médias mais jamais par Vinterberg, autour d’un lac. Dans les grandes salles de classe — gymnase, terrain de foot et auditorium —, les clairs-obscurs et contre-jours donnent au film une lumière particulière, semblable à celle que l’on pouvait retrouver dans les musées et les grands espaces traversés par Claes Bang dans *The Square*, palme d’Or de Ruben Ostlünd. On peut d’ailleurs le rapprocher de ce film : les deux traitent avec ironie et sous-entendus d’un phénomène social (l’art contemporain comme microcosme et la gêne d’une performance ; l’alcool comme facteur social et destructeur à petit feu). Dans *Drunk*, les espaces diffèrent et les sons, de fait, se font plus intimistes : la première scène de « constat » de ce groupe d’amis, au sein d’un studio de musique, révèle un son feutré, moelleux et intime, semblable à celui de la scène du restaurant, point de départ impromptu de cette folle aventure, estampillée Finn Skårderud, de rendre sa vie meilleure en buvant.
Grâce à une direction d’acteurs impeccable, autant pour les quatre protagonistes que pour les personnages secondaires qui gravitent autour d’eux — mention spéciale aux adolescents de la classe de Terminale, qui, une fois n’est pas coutume, ressemblent vraiment à des adolescents —, Thomas Vinterberg signe un film touchant, grave et important à titre de prévention, mais incroyablement joyeux : on ne saurait éviter, dans ce genre de film, une fin mélo et une scène d’enterrement, mais cette dernière est contre-balancée par une scène de danse, joyeuse et folle, musicale et rythmée, enivrante car enivrée, où le visage de Mads Mikelsen, de Martin, le seul qui a commencé à boire avant que l’expérience ne commence, celui qui a perdu sa vie de famille, sa femme et sa crédibilité en tant que prof, tournoie et vole, danse et boit, au son d’une chanson qui porte bien son nom : chez Vinterberg, *What a life*.


« Dis-toi bien que si quelque chose devait me manquer, ce ne serait plus le vin, ce serait l’ivresse ! »
Jean Gabin dans Un singe en hiver, Henri Verneuil


CFournier
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le 19 oct. 2020

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Coline Fournier

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