J'ai déjà eu l'occasion d'aborder l'oeuvre d'Edmond Rostand via ma critique de "Cyrano de Bergerac". Le film d'Alexis Michalik offre quant à lui un bel exemple de la perpétuation de l'héritage de l'oeuvre, sur laquelle nous allons d'abord revenir.

Compte tenu de son aura, elle a bien évidemment été adaptée à plusieurs reprises au cinéma, mais la version qui a le plus marqué les esprits reste sans doute le film de Jean-Paul Rappeneau. Outre une mise en scène mettant en valeur d’impressionnants décors et le côté grandiose de la pièce d'origine, cette proposition est de surcroît extrêmement fidèle au texte.
Mieux encore, elle donne à un Gérard Depardieu tout en majesté l'occasion d'exprimer à loisir l'étendue de son talent.

L'influence de l'oeuvre dramaturgique de monsieur Rostand sur les créations artistiques ultérieures excède de surcroît le seul cadre des reprises et des transpositions, quitte à emprunter des sentiers détournés, à commencer par la bande-dessinée. Le meilleur exemple au sein de ce médium est certainement la superbe saga "De cape et de crocs", scénarisée par Alain Ayroles et dessinée par Jean-Luc Masbou.
Les auteurs ont toujours assumé le fait de s'être inspirés de nombreux classiques littéraires, des œuvres de Molière à la commedia dell'arte en passant par les "Fables" de La Fontaine, les écrits de Jules Verne ou encore "Cyrano de Bergerac". La bande-dessinée fait la part belle à ce personnage, puisqu'elle s'amuse à le mettre en scène et emprunte de nombreuses répliques à la pièce d'Edmond Rostand. Elle rend de surcroît hommage à la personnalité historique en situant une bonne partie de son intrigue sur un satellite lunaire fantasmé conformément à la vision dépeinte par Savinien de Cyrano dans "Histoire comique des États et Empires de la Lune", avec en guise de monnaie des poèmes. On peut même y croiser des « hippocampelephantocamelos ».

Enfin, le film qui nous intéresse ici, à savoir "Edmond", premier long-métrage d'Alexis Michalik, qui adapte sa propre pièce de théâtre, est sans doute l'un des plus beaux hommages faits à "Cyrano de Bergerac".

Ce dernier repose sur un concept popularisé par le long-métrage "Shakespeare in Love", sorti en 1998, soit le fait de raconter les « coulisses » romancées d'une pièce de théâtre en soulignant les similitudes entre le contenu de l’œuvre et ce que l'auteur aurait lui-même vécu, ce qui permet d'engager une réflexion sur l'acte de création.
Le film "Molière" de 2007, avec Fabrice Luchini et Romain Duris dans le rôle-titre, reposait plus ou moins sur le même principe. Parmi les déclinaisons les plus improbables de ce procédé, on peut citer un court-métrage intitulé "George Lucas in Love", bien qu'il ne soit pas question des arts de la scène dans ce cas précis.

De son côté, Edmond s'apparente à bien des égards à une mise en abîme dans la mesure où des interprètes de cinéma jouent d'illustres acteurs de théâtre, sachant que le film est l'adaptation d'une pièce qui s'amusait déjà à pasticher un monument de la littérature française.
L'histoire est centrée sur le parcours d'Edmond Rostand. Ce dernier sort d'un cuisant échec suite à la représentation de sa dernière pièce, "La Samaritaine". Une série d'évènements inattendus va l'amener à s'associer avec l'acteur Benoît Constant Coquelin pour monter une pièce qui n'a pas encore été écrite, ce qu'il lui faudra faire dans l'urgence. Il se prend dans le même temps d'affection pour une certaine Maria Legault, convoitée par l'un de ses amis, Léo Volny. Au gré des expériences personnelles venues ponctuer la préparation de la pièce, Edmond commence à entrevoir les principaux enjeux de son futur "Cyrano de Bergerac", à jamais entré dans la postérité.

Cette œuvre filmique repose certes sur une idée d'ores et déjà éprouvée, mais cela n'amoindrit en rien sa qualité, puisque rarement l'exercice aura été à ce point réussi.
À titre personnel, les tentatives plus ou moins fructueuses de "Shakespeare in Love" m'avaient laissé franchement dubitatif. Dans le cas présent, en ce qui concerne le long-métrage d'Alexis Michalik, je considère que l'essaie a été largement transformé.

Il faut dire que le film dispose de nombreux atouts, à commencer par une très bonne distribution, entre Thomas Solivérès, tout à fait convaincant dans le rôle du jeune dramaturge, et Olivier Gourmet qu'on ne présente plus, capable par sa stature de donner corps à un personnage comme Constant Coquelin. Les autres interprètes, présents sur le plateau comme sur les planches lors des répétitions, ne sont également pas en reste.
Certains reprocheront un jeu par moments poussif, hérité d'exagérations purement théâtrales et peu adaptées aux spécificités d'un média comme le cinéma, mais cette palette s'accorde avec le ton et le sujet du film. Ce qu'il sacrifie en subtilité, il le gagne en verve et en dynamisme.

Il se dégage en effet du long-métrage une énergie communicative faisant de son visionnage une véritable jubilation. Les personnages qui gravitent autour d'Edmond Rostand sont enthousiasmants, y compris ceux qui semblent avoir une importance de prime abord minorée par l'intrigue, à l'instar d'un tenancier de bistrot fin lettré et charismatique qui s'avérera par la suite être la principale source d'inspiration du Cyrano théâtral.
Le plaisir avec lequel les acteurs déclament les répliques tirées de la fameuse pièce témoigne d'un sincère amour des mots et de la langue française, allié à une spontanéité certes feinte puisqu'on se doute que le véritable Edmond ne s'est pas contenté de s'adresser à sa dulcinée tandis qu'elle se tenait sur un balcon pour qu'il ait immédiatement en tête la suite de ses vers. Mais peu importe le manque de vraisemblance, voire l'absence de réalisme des situations mises en scène par le film. L'essentiel est que la magie opère, à l'instar de la tirade du nez, improvisée dans l'agitation d'un corridor.

Le long-métrage d'Alexis Michalik s'inscrit dans une toute autre optique que celle de l'artiste retranché dans une tour d'ivoire et coupé de la réalité du monde. Il s'attache au contraire à montrer à quel point il est important de s'immerger dans ce dernier, de saisir ces petits riens de notre quotidien, ces passions qui nous travaillent et nous tiraillent, pour d'autant mieux les sublimer à travers l'art.
Edmond est pris d'une ivresse créative justement parce que l'urgence de la situation et la précarité de sa position le contraignent à redoubler d'ingéniosité et se dépasser. Nous citions précédemment le cas de George Lucas, et force est de constater qu'il n'était pas dans les mêmes dispositions lors du tournage du premier "Star Wars" que lorsqu'il s'est attaqué à la prélogie, alors qu'il n'avait plus rien à prouver et qu'on lui déroulait d’avance le tapis rouge. Cela illustre bien le rôle qu'exerce la contrainte dans l’acte de création.

Dans le cas d' "Edmond", les faits documentés se mêlent à la fiction car Alexis Michalik entend donner une portée universelle à la gestation d'un tel chef d’œuvre et le peu qui sépare ce résultat d'un potentiel désastre artistique. De nombreuses initiatives qui s'apparentaient à des échecs annoncés ont été contre toute attente couronnées de succès. Le film dépeint une troupe convaincue d'aller droit dans le mur, mais bien décidée à s'y rendre joyeusement, jusqu'à ce que la synergie de groupe et une étrange alchimie finissent par accoucher d'un classique, avec une première absolument triomphale.
Rien ne permet d'augurer ce qu'il adviendra et c'est pourquoi il faut savoir faire preuve de panache, y compris dans la défaite, conformément à ce que raconte la pièce "Cyrano de Bergerac".

Sans la sublimation d'un artiste transfiguré par sa passion pour Maria Legault, les délicates attentions d’un individu transi d’amour pour Roxane n'auraient peut-être jamais vu le jour. Cela ne signifie pas pour autant que tout est rose. La vie d'Edmond et ce qu'il a sacrifié pour son art ont leur part d'ombre, comme en témoigne la manière dont il traite son épouse.
La création artistique ne rend pas nécessairement les individus meilleurs, mais permet d'exprimer la vitalité des êtres.

Wheatley
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le 27 juin 2023

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