Deuil pour deuil
On est toujours curieux de voir ce que donne le passage derrière la caméra d'un acteur ou d'une actrice qui sont d'ailleurs de plus en plus nombreux à sauter le pas. À l'opposé du premier film...
le 30 oct. 2025
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Qui est le film ?
Eleanor the Great est le premier long métrage réalisé par Scarlett Johansson. Présenté à Cannes dans la section Un Certain Regard, il a immédiatement attiré l’attention : un projet modeste en apparence, mais porté par une actrice qui, pour la première fois, passe derrière la caméra. Johansson y dirige June Squibb dans le rôle-titre, entourée de Jessica Hecht, Chiwetel Ejiofor et Erin Kellyman. La mécanique dramatique est simple : une femme très âgée, endeuillée, quitte sa ville pour recommencer en cherchant du lien à New York ; elle se lie d’amitié avec une génération très différente (une étudiante de 19 ans) et, pour obtenir de la compagnie et surmonter son deuil, s’empare d’une identité narrative (la figure de la survivante, ici du génocide).
Que cherche-t-il à dire ?
Eleanor the Great se présente comme un petit film de personnage (une histoire sur le vieillissement, la solitude et la manière dont les histoires fabriquent du lien) mais il travaille aussi, sous la surface, une série de paradoxes moraux : la tentation de l’appropriation identitaire, l’usage consolatoire du récit face au deuil, et la façon dont l’empathie peut facilement basculer en exploitation.
Par quels moyens ?
Je préfère commencer par l'évidence. C’est un film qui s’habille des codes du cinéma américain le plus formaté, comme s’il cherchait à s’assurer une reconnaissance immédiate par l’imagerie qu’il convoque : grands cadres propres, écriture huilée, progression dramatique maîtrisée jusqu’à l’artifice. Tout respire la fabrication calibrée, et l’omniprésence des marques (Uber, Coca, Fanta, Starbucks) ne fait qu’ajouter à cette impression d’un récit aseptisé.
Mais peu à peu, derrière l’armature trop visible, il y a dès les premières minutes un autre film possible. Les premiers plans, dans leur fragilité, laissent deviner un espace d’émotion plus brut, où les personnages auraient l'occasion de pleinement exister. Et cette fragilité se déploie en une matière plus vaste. Là où le film semblait condamné à la platitude d’un geste standardisé, il retrouve une densité inattendue, qui lui permet de résister à sa propre mise en forme lissée.
C’est dans cette tension que le film prend corps. La forme ne fait pas obstacle au récit, au contraire elle le rend plus lisible. Le cœur se déplace vers la narration, vers la manière dont des sujets lourds se trouvent traversés par l'humour et une légèreté qui n’efface jamais la gravité mais la rend partageable. Là se situe la réussite : une œuvre capable de faire coexister la douleur et le rire, la fragilité et l’énergie.
Les actrices les plus âgées, souvent laissées en marge dans ce type de production, trouvent ici un espace d’expression rare. Leur présence impose un autre rythme, une autre densité. C’est là, dans cet écart entre le conditionnement de surface et l’émotion, que le film gagne en intensité et justifie qu’on s’y attarde.
June Squibb est au centre d’un dispositif qui exige ambiguïté et charme corrosif : elle est à la fois attachante et légèrement offensante. L'actrice rend compte de la dimension contradictoire d’un personnage qui fait du bien et du mal par les mêmes gestes. Les seconds rôles (Chiwetel Ejiofor, Jessica Hecht, Erin Kellyman) composent autour d’elle des figures d’interrogation morale.
Ici, le moteur psychologique du film est le besoin de connexion après une perte. Johansson et le scénario montrent avec beaucoup de tact comment la narration peut jouer le rôle d’un « colmatage » émotionnel : l’énonciation répare, arrange, permet la présence d’autrui.
Le film joue souvent sur le mélange du comique (la répartie d’Eleanor, le burlesque des situations intergénérationnelles) et du tragique (le poids du passé, la violence symbolique de la manipulation). Le propos formel de Johansson consiste à faire sentir que l’humour et la tendresse peuvent servir aussi bien à guérir qu’à dissimuler une faute.
Il y a aussi, dans l’air culturel contemporain, une sensibilité forte autour de la façon dont les récits de violence collective sont transmis (témoignage vivant vs. patrimonialisation). Eleanor the Great se place précisément au point de friction : d’un côté la nécessité de transmission (les victimes vieillissent), de l’autre le danger de récupération (les récits deviennent outils identitaires, performatifs, ou instruments de liaison personnelle). Et prendre à son compte la parole d’un groupe opprimé pose la question : qui a le droit de parler pour qui, et quand le désir de se relier devient-il une forme d’usurpation ? Johansson a pris la précaution de travailler avec des survivants réels et la Shoah Foundation, ce qui montre une conscience éthique de la part de la réalisatrice et sa production.
Où me situer ?
J’admire l’espace que Johansson ouvre aux corps âgés. Mais je regrette l’auto-satisfaction de certains choix : l’esthétique lisse, presque publicitaire, neutralise parfois cette puissance en l’enrobant dans un vernis de joliesse. Au lieu d’accompagner la rugosité de ces corps, elle les adoucit, comme si la mise en scène craignait la vérité nue du vieillissement qu’elle prétend pourtant accueillir. Qui plus est, c’est un film qui m’a atteint au plus intime. J’y ai ri de bon cœur et j’y ai aussi pleuré. Cette oscillation entre le rire et les larmes, entre la légèreté et le poids du réel, m’a bouleversé.
Quelle lecture en tirer ?
Eleanor the Great est un film qui reste au-delà de ses maladresses. Il s’impose comme une œuvre fragile et généreuse, et où la légèreté n’efface jamais la gravité mais l’accompagne avec justesse.
Créée
le 10 sept. 2025
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Bon, l’ensemble est assez amateur, en témoigne ces dix premières minutes faites de plans serrés et de scènes du quotidien qui nous rappellerons les projets de fin d'année des étudiants cinéma...
le 28 sept. 2025
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Découvert sans rien savoir de l'histoire ou du film si ce n'est que c'est la première réalisation de Scarlett Johansson et que le personnage principale était âgée.Les seuls reproches que j'ai à faire...
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