En seulement deux films sortis simultanément en salle, la sélection cannoise 2016 annule la fadeur de la précédente : Elle rejoint Ma Loute dans cette catégorie indéfinissable de film aussi déconcertant que revigorant, témoins de la vitalité du cinéma et des heureuses prises de risque que peuvent encore prendre les auteurs.


La filmographie de Verhoeven est toujours un événement : suite à son retour fracassant au cinéma hollandais avec Black Book il y a dix ans, on le savait suffisamment libre pour faire tout ce lui chante. Après une expérience ratée avec la télévision (Tricked), c’est la France qui l’accueille sur ses terres auteuristes, grâce à l’adaptation du vénéneux roman de Philippe Djian.


Il est impossible de faire le tri dans l’incroyable foisonnement narratif de ce nouvel opus : le spectateur est assailli par les propositions scénaristiques comme l’est le personnage de Michèle, par un violeur dans la première séquence du film, mais aussi par toute cette collectivité dont elle est le pivot. De son père à son petit-fils, de son amie à son amant, de son ex à la nouvelle conquête de sa mère, de ses voisins à ses employés, la foule des prédateurs est bigarrée, et la folie, plus ou moins douce se décline en autant de perversions.


Elle restitue le parcours d’une victime qui refuse ce statut. Ce rôle, taillé pour la stature de la comédienne unique au monde qu’est Isabelle Huppert, va occasionner autant de malentendus que de choix déconcertants.


Le film commence par jouer sur les terres de Basic Instinct, un thriller relativement convenu où se pose un temps la question de l’identité du violeur et de sa capacité à harceler sa victime. Mais dans ce jeu du chat et de la souris, (thème majeur du film, le premier plan s’ouvrant sur un félin contemplant la scène du viol, avant de revenir à plusieurs reprises dans cette histoire, souvent au profit de jump-scares plus ou moins comiques), Verhoeven refuse bien évidemment le rôle traditionnellement dévolu à la femme. Dans la lignée de ses femmes qui prennent à bras le corps la violence et la vulgarité de ce monde phallocrate, (dès Spetters, puis dans Katie Tippel, La Chair et le Sang, Black Book et bien sûr Showgirls) Michèle prend le contrôle.
Le sujet du film n’est pas tant la revanche que les moyens tordus de parvenir à se sentir maître d’une situation. Sur tous les fronts – au point qu’à certains moments, on en oublie le viol et ses conséquences - , Michèle va au-devant de ce qui pourrait la contraindre : rencontrer la petite-amie de son ex-mari, par exemple, éventer sa relation adultère, ou révéler le terrible secret d’une tuerie originelle qu’on nous révèle au compte-goutte. Pour vivre, elle s’approprie les vérités et révèle les mensonges, braquant sur le fantasme généralisé (les hommes prennent très cher dans ce film) un projecteur qui en dévoile tout le ridicule. Michèle a un mot d’ordre : agir et devancer. En offrant aux hommes ce qu’ils désirent secrètement, elle les prive de ce besoin de l’obtenir grâce à leur illusoire charme (son amant, son fils aussi par l’argent, son ex par la jalousie) ou par la force. Du viol, elle fait un choix personnel qui la conduira à un orgasme aussi dérangeant que libérateur, précédé d’une masturbation sur la nativité qui rejoint le goût inné de Verhoeven pour la provocation, déjà à l’œuvre dans Turkish Délices ou Le quatrième homme.


C’est là le point le plus subtil et déconcertant du récit : sa capacité à jongler avec toute la diversité des registres. Policier et soap parodique, comédie bourgeoise à la française et marécage psychanalytique, toute la palette est convoquée dans cette gigantesque catharsis. Inutile de tenter de tout expliquer dans ces comportements déviants : il ne s’agit pas tant de se cacher derrière le masque confortable de la folie, mais de montrer à quel point chaque membre de cette communauté la partage sur un plan. Contrôler la situation, c’est regarder le psychotique dans les yeux et jouer selon les règles de son jeu à lui, alors qu’il ne les connait souvent pas lui-même.


Conte noir, Elle brille aussi de l’éclat sombre de l’immoralité : tuer le père, répandre les cendres de la mère ou inscrire son fils dans une tradition familiale du meurtre purificateur ne sont jamais des actes symboliques. Et si les femmes sont les grandes victorieuses (Michèle, mais aussi Anne, l’amie fusionnelle, et Rebecca), c’est parce qu’elles font leur la monstruosité ambiante. La dernière réplique de Rebecca est en cela terrible de lucidité, et dite avec ce même visage qui a éclairé celui de Michèle tout au long du film, aussi dérangeant que fascinant, témoin d’un dépassement et d’une intelligence redoutable : un sourire.


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Sergent_Pepper
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