En avant
6.8
En avant

Long-métrage d'animation de Dan Scanlon (2020)

Gramsci postule, par le concept d'hégémonie culturelle, que la conquête de l'opinion publique par la domination culturelle précède la conquête du pouvoir des classes dirigeantes. Dans cette bataille féroce pour le contrôle des esprits et des idées, dans cette lutte acharnée pour les enjeux de représentation, dans ce bras de fer titanesque qui passe aussi par les médias de masse et les films d'animations, ce En avant me parait être une très bonne nouvelle, à contre courant des fourbes injonctions à l'individualisme, au consumérisme, à la compétition ou à l'ascension sociale, tapies dans l'ombre jusqu'au dernier Picsou Magazine d'un Disney bicéphale.


Oui, il me semble vraiment être une très bonne chose que des gamins de six ans s'y voient expliquer insidieusement, dans le sillage de Wall-E, que la société de consommation est aliénante, que toute magie a quitté ce monde avec la maîtrise technique de notre environnement, les logiques de production industrielle capitaliste et la fuite en avant technologique. C'est délicieux de penser que des âmes encore vierges et en formation se font ainsi marquer au fer rouge, au nez et à la barbe de leurs parents, la si simple équation "modernité = désenchantement" et, si on pousse même un peu plus loin, "libéralisme économique = désenchantement"


Ce qui est saisissant, c'est d'ôter du film son aspect merveilleux et de le prendre pour sa seule valeur de parabole de notre monde. C'est pris de cette façon qu'il a quelque chose de désespérant, de Houellebecquien. Sans magie, Ian n'est qu'un ado awkward dénué de toute confiance et de tout talent, son frère Barley n'est qu'un nerd de plus, dont l'imagination débordante ne lui sert finalement pas à grand chose. Leur quête n'est qu'un délire imaginaire de gamins attardés, tout au plus auront-ils réussi à planter la bagnole et à se prendre trois calottes par les brutes du quartier. Le monde est déprimant, leur vie est déprimante, leur père est mort et il n'y a vraiment aucun motif pour se réjouir de quoi que ce soit.


Là où le film se fait profondément révolutionnaire, c'est que tous les personnages nous hurlent à la figure qu'ils sont devenus des esclaves de leur vie potentielle. Le "Deviens ce que tu es" de Nietzsche n'est d'ailleurs pas loin, dans un petit jeu essentialiste où la Manticore libère sa rage d'antan, où les fées réapprennent à voler ou où le centaure retrouve le goût du galop. Il est particulièrement remarquable que Corey la Manticore envoie si promptement valser toute sa situation professionnelle, sa sécurité financière et très probablement la stabilité familiale qui va avec, qu'elle a probablement mis des années à bâtir, dès lors qu'on lui rappelle tout compte fait assez sobrement ce qu'elle a une fois été. La logique eut voulu que tous les travailleurs -cette vendeuse perfide, ces flics lourdauds- lui emboîtent le pas, renversent le pouvoir en place et restructurent les institutions économiques, politiques et sociales !


On le comprend en creux, la magie correspondrait finalement à l'énergie vitale des individus, une essence de l'être et de la vie qui n'est pas bien loin une fois encore de la volonté de puissance du philosophe allemand. Vitalité qui aurait été dépossédée par le confort technologique moderne, le dévoiement consumériste, le travail aliénant et les défaillances vis-à-vis de l'histoire et de la transmission patrimoniale. Mais, si les cours de magie reprennent du service à la fin du film, comment enseigner aux hommes qu'ils ont une fois été des hommes? La seule réponse du film semble se situer dans l'activité physique (tous les actes de libération sont des performances du corps), le retour à la nature (la quête suit cette logique) et l'arrachement vis-à-vis de la technique (les motos des fées, la voiture du centaure) ou du salariat (le job de la Manticore).


Il est tout compte fait assez regrettable que cela ne soit pas le propos central du film, que ce sous texte économico-socialo-philosophique soit finalement effacé au profit de la célébration des liens et des solidarités familiales, qui, morale Disney-Pixar oblige, transformeront "magiquement" nos deux morveux en de surprenant winners (managers?) -ce que l'épilogue tentera poussivement de nous faire avaler- là où ils étaient quelques heures plutôt de véritables parias. Il faut malgré tout souhaiter que, tout louable semble être le message, il ne l'emporte pas sur le reste, que En avant aura su placer de saines et fertiles graines anticapitalistes dans les cerveaux de nos chérubins, les prochains soldats de la guerre éternelle pour le contrôle des esprits, préalable à la transition vers un nouveau modèle de société !

DoubleRaimbault
7
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le 26 mars 2020

Critique lue 78 fois

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