Moins de deux ans après Une Vie, l’adaptation du premier roman de Guy de Maupassant qui avait obtenu un succès d’estime mais s’était avéré être au final un triste échec commercial après le triomphe de La Loi du Marché, Stephane Brizé retrouve le cinéma brut et la hargne sociale qui avaient valu à Vincent Lindon le Prix d’Interprétation cannois en 2015. A l’heure où les conflits sociaux bouleversent l’Hexagone et où Emmanuel Macron est un Président largement discuté dans tous les rangs du pays, le duo Brizé/Lindon compte bien enfoncer des portes pour dénoncer le capitalisme mais surtout pour évoquer le combat de ces gens qui doivent subir les décisions d’actionnaires obnubilés par le marché libéral, loin des réalités du terrain et des vies modestes. Lors d’une interview, Stéphane Brizé disait de lui qu’il avait « peu d’imagination mais qu’il a un bon sens de l’observation ». En portant un regard déstabilisant et profondément intimiste sur le monde socio-économique qui l’entoure, il retrouve la radicalité de La Loi du Marché, pour un film qui se veut profondément immersif, enragé et désespéré.


Une grande table. Les syndicalistes face aux cadres de leur entreprise. Un échange a lieu et enfin le motif de la réunion est révélé, des promesses non tenues par le groupe de Perrin Industrie qui avait promis des emplois préservés pendant cinq ans alors que le site d’Agen s’apprête à être fermé au bout de deux ans. Une situation inconcevable pour les 1100 salariés de l’entreprise qui avaient fait des sacrifices et sont sur le point d’être mis à la porte. Dès lors, face à l’injustice, le spectateur se range obligatoirement du côté des ouvriers et des syndicalistes, même si son jugement variera au gré des situations du film tant Stéphane Brizé évite judicieusement les travers d’un manichéisme dans lequel il aurait été facile de tomber. Ce qui ressort du film, c’est que finalement chaque partie – ouvriers, cadres et politiques – a des arguments qui peuvent s’entendre. On est loin du gentil ouvrier contre le cynique DRH. Pourtant, la discussion entre les deux partis ne mènent à rien, la guerre est déclarée. Derrière la société Perrin Industrie, c’est le passif de sociétés comme Goodyear, Continental, Whirlpool et consorts qui est raconté. Stéphane Brizé semble bien au fait du sujet qu’il traite et s’insurge avant tout contre les sociétés qui capitalisent mais suppriment des emplois en parallèle. Une situation de faute sociale flagrante qui fait réagir le réalisateur rennais et son acteur fétiche, ces deux-là partageant la même colère et le même désir de faire du cinéma pour montrer l’absurdité du monde dans lequel on vit. Pile pour les cinquante ans de mai 1968.



Le Royaume-Uni a Ken Loach, la Belgique a les Frères Dardenne et la France a désormais Stéphane Brizé en chef de file d’un cinéma-vérité saisissant. Incontestablement l’un des films chocs de ce Festival de Cannes !



La mise en scène est en immersion au cœur de ces groupes de grévistes, dans leur réunion, dans leur manifestation mais aussi dans leur moment de relâchement. La caméra ne les quitte jamais. Le montage est une maîtrise à tous les niveaux tant la mise en scène nous fait ressentir l’urgence de la situation et le bouillonnement intérieur des protagonistes. Au cœur de la colère, ce sont des dizaines de non-acteurs (syndicalistes pour la plupart) qui se donnent la réplique pour un réalisme brut saisissant. En Guerre est pensé pour le bien commun, c’est donc l’ensemble des gens qui œuvrent pour faire bouger les choses avec Vincent Lindon, en leader qui s’estime investi d’une mission de sauvetage, à la limite de la posture messianique. Il est le point sur lequel l’œil du spectateur se focalise, fasciné par son verbe et sa rhétorique, son engagement et son jusqu’au-boutisme. Il faut dire que Vincent Lindon s’est imposé comme une valeur sûre des performances d’acteurs depuis La Loi du Marché, puisqu’il était également présent dans la compétition cannoise l’an passé avec Rodin de Jacques Doillon. Moins timoré et taiseux qu’à l’accoutumée, il incarne ici ce délégué de la CGT à fleur de peau dans tous les plans. Quelques séquences le ramènent à son intimité et le font sortir de son engagement syndicaliste. Futur grand-père que l’on imagine divorcé, se couchant tardivement après avoir poussé ses yeux à l’usure sur son ordinateur ou ses dossiers, l’icône des grévistes laisse place à l’homme, seul et sans avenir qui n’a plus que ce combat à mener et à gagner pour subsister. Il n’est pas nécessaire de préciser que la performance d’interprétation de Vincent Lindon est à ce point magistrale qu’elle en devient renversante, tant l’acteur incarne ce personnage jusqu’à le posséder et ne faire plus qu’un avec lui. L’émotion est là, c’est indiscutable.


Malgré tout cela, En Guerre manque le coche, la faute à quelques ratés qui l’empêche d’accéder directement au rang des grands films sociaux. On pense notamment à ces séquences de reportages avec les logos des chaînes d’infos (BFM TV et France Télévision) qui n’apportent rien au récit, n’effleurant que sommairement le traitement manipulé par les médias des conflits sociaux. On regrettera également les huit dernières minutes du film tant elles tombent maladroitement, malgré la symbolique du geste, dans un pathos qui jusque-là avait été soigneusement évité. Qu’à cela ne tienne, si En Guerre peut frustrer à bien des égards, il n’en reste pas moins une œuvre maîtrisée, nécessaire et brillante qui possède une portée sociale percutante. Et de cela peu de films peuvent déjà se targuer. Avec En Guerre, Stéphane Brizé propose une fausse suite magistrale à La Loi du Marché, devant lequel on ne peut rester insensible, et dont l’énergie déployée par Vincent Lindon et les non-acteurs qui l’entourent, participe à la réussite incontestable du film. On ose croire à un nouveau prix d’Interprétation pour Vincent Lindon, et pourquoi pas enfin la reconnaissance internationale pour Stéphane Brizé dont la maîtrise et la capacité à traiter de sujets sociaux forts n’est plus à prouver. Ça serait mérité.


Critique à retrouver sur CSM, de même que les autres films sélectionnés à Cannes.

Softon
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Les meilleurs films de 2018 et Les meilleurs films français de 2018

Créée

le 15 mai 2018

Critique lue 538 fois

7 j'aime

Kévin List

Écrit par

Critique lue 538 fois

7

D'autres avis sur En guerre

En guerre
pphf
8

De la liberté du renard libre dans le poulailler libre

Un film social, social et politique, comme on en fait peu en France quand il s’agit de toucher le grand public ; on pourrait songer au cinéma anglo-saxon, à Ken Loach évidemment, ou en amont à Martin...

Par

le 8 juin 2018

44 j'aime

30

En guerre
EricDebarnot
7

A l'Ouest Rien de Nouveau...

A l'Ouest Rien de Nouveau : nous tombons tous, à chacun notre tour, sous les balles du capitalisme financier, entraînant avec nous nos familles, nos enfants, leur futur, et accessoirement celui de la...

le 24 mai 2018

28 j'aime

5

En guerre
lonnie_machin
3

Pour que crèvent l'Etat et les patrons, à bas les syndicats !!

"C'est la réalité". Voilà ce que je lis dans la plupart des critiques et je trouve que c'est assez intéressant. C'est un constat erroné évidemment, le réalisateur possède une sensibilité et l’exprime...

le 9 oct. 2018

23 j'aime

23

Du même critique

The Big Short - Le Casse du siècle
Softon
8

De l'art d'être un visionnaire sans scrupules

Avant d’être le film d’un cinéaste et d’une distribution cinq étoiles, The Big Short : Le Casse du siècle est avant tout le film d’un auteur : Michael Lewis. Il est à l’origine du roman The Big Short...

le 27 nov. 2015

72 j'aime

6

Juste la fin du monde
Softon
2

Juste la fin du petit génie ?

Deux ans après le bouleversant Mommy et un Prix du Jury (mais une Palme d’Or logique pour tout le monde), Xavier Dolan retrouve le tapis rouge du Festival de Cannes accompagné d’un casting...

le 16 sept. 2016

59 j'aime

6

Conjuring - Les Dossiers Warren
Softon
6

Les Warren : Acte III

Grâce à leur statut authentique, validé lui-même par le Vatican, et la réputation des affaires qu'ils ont traité, Ed et Lorraine Warren, et plus particulièrement leurs cas sont devenus une source...

le 13 août 2013

45 j'aime

2