C'est par un matin calme, un matin de profonde quiétude que le rideau se lève sur la grande demeure de la famille Duchêne. On y découvre Clémence, la gouvernante d'expérience, qui vient de sortir quelques poissons du lac de la propriété (pêcheuse ou pécheresse ?), Catherine, la belle ingénue, Thomas son mari, jeune architecte que l'on devine effacé, voire un peu insignifiant et Paul le père de Thomas, "patriarche" bienveillant, complice en diable avec sa belle fille... Ces trois derniers travaillent ensemble dans le cabinet d'architecte familial que l'on devine prospère. Mais, souvent, on dit le bonheur éphémère, l'innocence, si elle est aux dires du poète "la plus belle parure de la femme" peut elle aussi se révéler fugace.


Ce monde merveilleux va donc s'effondrer rapidement, lorsque Paul découvre sa belle fille aimée dans les bras du collaborateur de son fils, les deux ribauds s'échinant qui plus est (comble de l'inconvenance) sur un bureau et non classiquement dans un lit. Tous les éléments du vaudeville sont réunis : des personnages plutôt sympathiques, un mari naïf, un secret bien embarrassant; à coup sûr les portes vont claquer, les mensonges vont fleurir toujours plus énormes, quel régal annoncé!
Mais un regard, un seul regard, celui affreusement coupable de Catherine, qui n'osant affronter son beau-père va baisser les yeux va métamorphoser durablement la structure du récit : le bonheur apparent soudain n'est plus, l'innocence (douce chimère) deviendra férocité. En sept petites minutes Jessua a posé le cadre de ce que sera son film : quelques plans, des dialogues choisis ont permis la présentation des personnages, d'initier une dramaturgie que l'on devine déjà tragique.
Perturbé, Paul prend alors sa voiture et inattention, ou tentative de suicide, va percuter un camion. C'est Temporairement paralysé et aphasique, qu'il revient chez lui, dans une demeure désormais oppressante, à l'ambiance obscurcie par l'ombre ténébreuse d'un secret, qui, s'il était révélé pourrait briser la félicité familiale désormais précaire.


Un peu oublié aujourd'hui, Alain Jessua était dans les années 1970, un cinéaste contestataire, portant un regard acerbe sur la société, à l'image d'un Blier ou d'un Boisset. Réalisateur notamment de "Traitement de choc" Paradis pour tous" ou encore des "chiens", le cinéaste aborde les dérives anticipées de l'époque avec une approche anxiogène, dans un cinéma que l'on qualifiait à l'époque d'anticipation. Ici, Jessua ne développe pas de grande thématique sociale, mais s'attache à peindre des rapports humains déliquescents dans une ambiance devenue délétère. On a l'impression que l'espace se réduit autour des deux (trois?) protagonistes principaux, non, le confinement n'est pas heureux chez les Duchêne !


La révélation, le twist du milieu (que nous ne dévoilerons pas), à mi-chemin entre révélation et réalité fantasmée maintient habillement une tension que la mue des personnages vient accentuer. L'alalie, d'un Paul devenu fragile (en apparence ?), les regards féroces de la si douce (apparence également?) Catherine, la naïveté feinte de Clémence donnent lieu à de magnifiques numéros d'acteurs et nous offrent la promesse d'un final mémorable. Jessua dira qu'Ophüls lui a appris « la direction d'acteurs » et le bougre les dirige effectivement bien à l'image de ce qu'il réussit avec Delon, Girardot, Depardieu ou encore Dewaere dans ses efforts précédents.
Le final, est à la hauteur des espérances. Aboutissement d’un long crescendo dramatique, il nous érige en bourreaux passifs. Qu’as-tu fait de nous Alain ??

Yoshii
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le 1 mai 2020

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Yoshii

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