Plutôt que de gloser, à l’infini, sur le sens éventuel d’Eraserhead qui, dans une certaine mesure, paraît échapper à toute tentative d’interprétation et de synthétisation, il faudrait davantage analyser l’importance et la hardiesse qu’à ce film-matrice au cœur (ou plutôt au début) de l’œuvre lynchienne, d’une cohérence absolue sur plus de quatre décennies. Il est tout de même possible de s’accorder sur le fait qu’Eraserhead parle, au moins, d’une paternité (et du couple, Lynch étant alors, à l’époque du tournage qui durera cinq ans, en pleine déroute conjugale) vécue comme un cauchemar total dont la seule échappatoire serait le refuge dans les rêves (la dame dans le radiateur, la fabrique de gommes…) et dans les fantasmes (la jolie voisine de l’autre côté du couloir) puis, en dernier lieu, dans une mort inexprimable (l’infanticide).


Eraserhead est sans doute le film le plus radical de Lynch, beaucoup plus d’ailleurs que les expérimentations de la black lodge dans Twin Peaks ou la fragmentation scénaristique d’INLAND EMPIRE (à côté duquel Lost highway et Mulholland Drive semblent d’une limpidité parfaite). Une radicalité que Lynch ne retrouvera quasiment plus dans ses œuvres futures (si l’on excepte, éventuellement, ses peintures hallucinées), troquée au profit d’un langage cinématographique certes plus "accessible", mais toujours aussi singulier dans ses volontés créatrices et rejetant tout principe de normalité pour en révéler ses secrets, douceâtres ou plus inavouables ("Ce qui effraie le plus, ce n’est pas la réalité, mais ce qu’on imagine qu’elle cache", disait Lynch à la sortie de Mulholland Drive).


Cette radicalité qui, ici, absorbe une trame qui ne garde de compréhensible qu’un vague synopsis de quelques pages (un homme à la vie morne découvre soudain qu’il est le père d’un enfant monstrueux) et décline déjà nombre de motifs lynchiens que l’on retrouvera dans ses films suivants (et jusque dans la balade champêtre que fut Une histoire vraie) : ambiance sonore travaillée (souffles, grondements, bouillonnements, flux électriques, fracas métalliques…), effets stroboscopiques, humour décalé (le repas chez la belle-famille), sol zébré, fulgurances esthétiques et éclats gore. Tout en s’appuyant sur ce semblant de structure narrative, Eraserhead se (dé)construit comme un collage surréaliste convoquant Hans Bellmer et Unica Zürn, Man Ray ou Luis Buñuel (L’âge d’or et Un chien andalou) qui, au-delà de ces éventuelles références et son côté bricolo, affirme déjà la toute-puissance d’un auteur d’à peine trente ans.


Lynch circonscrit les lieux à un univers post-industriel (friches, terrains vagues, usines abandonnées…) qu’il parvient à magnifier et qu’il étendra plus tard à ses travaux photographiques (et à plusieurs séquences d’INLAND EMPIRE). Une sorte de monde apocalyptique, de cosmos (la planète/ovule/cerveau de la scène d’ouverture) organique et décharné, prêt à imploser, où le rôle du père n’est plus envisageable qu’en terme de gardien d’une créature vagissante. Henry cherche à être hors ce monde, hors sa condition, s’ouvrant à ses rêves pour pouvoir oublier, remodeler, effacer (et c’est son cerveau qui, logiquement, servira de matière à gommes). Les rêves comme "résistance" face à une réalité que l’on refuse, une réalité que l’on nie (Mulholland Drive réutilisera ce modus operandi pour en faire sa principale dialectique, poussée à l’extrême). Les rêves comme des havres. Les rêves comme un rempart.


Article sur SEUIL CRITIQUE(S)

mymp
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Top David Lynch

Créée

le 21 juin 2017

Critique lue 331 fois

9 j'aime

4 commentaires

mymp

Écrit par

Critique lue 331 fois

9
4

D'autres avis sur Eraserhead

Eraserhead
OlivierBottin
10

Le diamant noir de David Lynch

Si on devait désigner le film le plus bizarre jamais réalisé, Eraserhead mériterait sans doute la palme : trame peu conventionnelle, symboles obscurs et scènes dérangeantes ont de quoi laisser plus...

le 8 mars 2013

108 j'aime

5

Eraserhead
guyness
9

Dois-je le regarder comme un film normal ?

Dois-je vous parler d'Eraserhead comme d'un film normal ? Non, certainement pas, parce que ce n'est est pas un. Néanmoins, je vais quand même vous raconter MON Eraserhead. Et la courte lecture de ce...

le 5 mars 2011

91 j'aime

9

Eraserhead
Fosca
9

Schizophrenia, le tueur de l'ombre

Eraserhead n'existe pas pour te faire du bien, n'est jamais là pour te caresser dans le sens du poil, ne te mène que peu ou prou au fond de son épineuse réflexion glissée dans les méandres d'une...

le 4 juil. 2017

56 j'aime

10

Du même critique

Gravity
mymp
4

En quête d'(h)auteur

Un jour c’est promis, j’arrêterai de me faire avoir par ces films ultra attendus qui vous promettent du rêve pour finalement vous ramener plus bas que terre. Il ne s’agit pas ici de nier ou de...

Par

le 19 oct. 2013

180 j'aime

43

Killers of the Flower Moon
mymp
4

Osage, ô désespoir

Un livre d’abord. Un best-seller même. Celui de David Grann (La note américaine) qui, au fil de plus de 400 pages, revient sur les assassinats de masse perpétrés contre les Indiens Osages au début...

Par

le 23 oct. 2023

168 j'aime

14

Seul sur Mars
mymp
5

Mars arnacks!

En fait, tu croyais Matt Damon perdu sur une planète inconnue au milieu d’un trou noir (Interstellar) avec Sandra Bullock qui hyperventile et lui chante des berceuses, la conne. Mais non, t’as tout...

Par

le 11 oct. 2015

161 j'aime

25