Les femmes ayant pris place à bord du train pour Reno, Mecque du divorce, semblent toutes là pour la même raison. La comtesse de Lage (Mary Boland), qui en est à son cinquième, tente de réconforter Mary Haines (Norma Shearer) en offrant le champagne, qu’elle propose également à Miriam Aarons (Paulette Goddard). Elles se délectent du doux breuvage et rient de leurs débâcles. Notre regard contemporain pourrait alors y percevoir le signe d’une émancipation nouvelle, voire même d’un lien de sororité. Mais on sent bien que quelque chose sonne faux dans ce tableau d’affranchies.


La scène advient environ au deux tiers du film et d’un point de vue narratif, le train filant vers l’ouest pourrait ébaucher une salvatrice ligne de fuite pour ces femmes, laissant derrière elles Manhattan et tout un petit monde où rumeurs et potins n’ont que faire de la distinction entre public et privé. On se figure alors facilement le train filant à toute allure vers un horizon plein de promesses. Il n’en est rien. Si la scène n’avait été introduite par ce plan bref où la caméra se fait vache, regardant le train passer sans s’en émouvoir, on aurait même pu ne pas saisir que ce salon de consolation était celui d’un wagon-bar. A l’opposé de son image libératrice, Cukor aurait pu jouer sur le potentiel effet claustrophobe que peut produire le train, mais à la place il se contente d’y calquer le décor d’un salon new yorkais. Il faut, paraît-il, que tout change pour que rien ne change. Une fois arrivée à Reno, les commérages reprendront leur cours, et une nouvelle rixe entre femmes éclatera.


Nous sommes en 1939, et il est encore trop tôt pour qu’Hollywood et plus globalement la société états-unienne accepte cette indépendance féminine, même balbutiante. Difficile toutefois d’affirmer que le film aurait été bien différent deux ou trois décennies plus tard, si l’on tient compte de l’ironie mordante caractérisant son réalisateur George Cukor, qui n’a pas pour habitude d’épargner qui que ce soit, et ne semble ni croire aux vertus du mariage, ni en celles du divorce. Vingt ans plus tard, John Huston s’attardera davantage sur Reno et sur ses "désaxés". Le désenchantement esquissé par Cukor ne sera alors plus dissimulé, et marquera la fin d’un certain idéal hollywoodien.


Si Cukor n’est pas à proprement parler un grand féministe, Femmes représente pourtant une des plus vives expressions de son talent de directeur d’actrices. Il faut dire qu’évolue face à lui un casting de marque, comme rarement l’histoire du cinéma n’a su en réunir. Car en plus des trois déjà citées sont créditées Joan Crawford, Rosalind Russell, et Joan Fontaine, interprétant respectivement Crystal Allen, Sylvia Fowler, et Peggy Day. Pour couronner le tout, Cukor joue de la rivalité opposant les deux stars de la MGM Crawford et Shearer, la première reprochant à la seconde d’obtenir les meilleurs rôles par l’appui de son mari Irving Thalberg, bras droit de Louis B. Mayer.


Si les actrices s’épanouissent aussi pleinement sous la direction du cinéaste, c’est aussi parce qu’elles n’ont pas à faire face à leurs homologues masculins. En effet, pas un homme ne figure à l’écran durant les 134 minutes de film – pas même le moindre figurant. Ces hommes auraient pu être délaissés hors-champ, mais leurs voix mêmes sont amuïes. Pourtant pas une scène n’est exempte de leur spectre. Nous étions prévenus, l’affiche originale du film portant comme sous-titre « It’s all about men! ». Evidemment de nombreuses discussions tournent autour d’eux, mais surtout, tour de force de Cukor, ils sont l’autre bout du combiné. Au point même que par ces fils téléphoniques ils puissent parfois diriger l’agencement des images. Lorsque Mary Haines est au téléphone avec son mari Stephen, celui-ci lui annonce qu’il ne pourra rentrer le soir à l’heure prévue. Son épouse parvient toutefois à le faire changer d’avis, et dans la scène suivante, c’est donc Crystal Allen qui reçoit l’appel de Stephen. Il tente de se décommander, avant de finalement se laisser convaincre par son amante, plus rusée que lui.


En plus d’être facilement manipulable, Stephen (autour duquel tourne une partie des enjeux du film) confondrait désir et amour – du moins si l’on en croit le diagnostic d’un psychiatre, malicieusement rapporté par Sylvia. Car si le film tient les hommes éloignés, ce n’est évidemment pas pour les situer au-dessus de cette vaine agitation, mais peut-être davantage parce qu’ils ne sauraient se rendre aussi intéressants qu’ils ne le sont du point de vue des femmes, elles qui les idéalisent autant qu’elles les ridiculisent.


La description du caractère des hommes absents vient nous confirmer que l’on se trouve bien au cœur d’une screwball comedy, ce dont on avait pu douter au moment de commencer le film. La forme était pourtant la même : dialogues toujours plus ciselés s’entremêlant à un rythme infernal et comique de situation décapant (bien que n’atteignant pas la folie douce des plus hauts sommets du genre, à commencer par Indiscrétions, que Cukor tournera l’année suivante). Les motifs habituels revenaient : femmes au caractère bien trempé, snobisme de classe et milieu mondain virant au burlesque. Tous les codes étaient là, même l’habituel animal, amusant moteur de l’action ; en l’occurrence le chien, chouchouté par sa maîtresse. Mais du fait de l’absence des hommes, on savait que jamais le gentil toutou ne serait l’objet d’un délicieux combat entre sa maîtresse et son maître, comme ce fut le cas deux ans plus tôt dans Cette Sacrée Vérité. Cette absence venait en effet contredire un élément majeur de toute screwball : la "guerre des sexes". C’était pourtant son compter sur le génie de Cukor et sa capacité à réinventer le genre.


En questionnant le rapport des unes et des autres à l’adultère et au divorce, Cukor parvient à figurer le conflit entre femmes et hommes en l’absence de ces derniers. Il pousse même l’exploit jusqu’à considérer qu’il est tout à fait possible de mettre en scène une comédie du remariage sans eux. Ainsi lorsqu’à la fin du film (surprise ?) Mary retourne dans les bras de Stephen, le fait que l’on n’ait jamais vu l’homme n’aide pas à croire en la nature heureuse de ce dénouement, d’autant plus que l’image que son absence renvoie est loin d’être flatteuse.


S’il est difficile d’affirmer le caractère féministe de l’œuvre, il n’en reste pas moins que durant toute sa durée nous nous situons du côté des femmes, et que c’est uniquement vers elles que notre empathie se dirige. Il convient d’ailleurs de noter que la pièce originale est l’œuvre d’une femme, Clara Boothe Luce. Avant de défendre une œuvre que l’on considère féministe ou au contraire de la taxer de misogyne, il semble intéressant de jeter un œil aux idées politiques de la dramaturge, qui permettent de mieux saisir son ambivalence. Considérée à la fin de sa vie comme une défenseure du droit des femmes, elle tenait pourtant des positions conservatrices sur certains sujets, en particulier sur le mariage. Elle aurait ainsi déclaré lors d’un dîner au Luxembourg que les femmes n’attendent rien d’autre des hommes « qu’un bébé et la sécurité ».


Si les femmes sont souvent dépeintes comme des êtres retors, et parfois risibles, cela ne saurait toutefois résumer pleinement leurs personnages. L’œuvre se distingue avant tout par son écriture, tout en nuances, enrichie par un sens de la respiration que Cukor maîtrise à la perfection, permettant aux actrices d’adjoindre à leur palette de jeu de nouvelles couleurs – en cela on devine facilement qu’un réalisateur comme Almodovar ait pu en être marqué. Plus que les différents gags (hormis peut-être le cours de gymnastique de Rosalind Russell et Joan Fontaine), c’est l’humanité de chaque visage qui nous reste : celui de Mary Haines, ne sachant comment accommoder sa fierté à ses désirs ; celui de la comtesse, trompée et re-trompée, mais ne jurant que par « l’amour, l’amour toujours » ; celui de Miriam Aarons, jetant un regard désabusé mais lucide sur sa condition de femme ; et enfin celui de la petite Mary (merveilleuse Virginia Weidler, que l’on retrouvera dans Indiscrétions pour notre plus grand bonheur) qui, après la révélation du divorce, prend conscience que l’amour n’est pas éternel, et que sa mère pourrait donc ne plus l’aimer. Le film aura au moins permis à ces femmes de s’émanciper de l’étiquette animale qu’un générique introductif moqueur leur avait importunément collée.

Thiebs
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le 23 déc. 2021

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