[Critique à lire après avoir vu le film]

Plus un sujet est bouleversant, plus il faut éviter le pathos : voilà ce qu'aura tendance à se dire un cinéaste qui raisonne en auteur. Réalisatrice de nombreux documentaires, Sólveig Anspach se décide à se lancer dans la fiction en prenant pour base sa propre histoire. Comme elle déteste les films qui forcent l'émotion, elle fuit tous les procédés qui permettent d'arriver à ces fins : personnages qui fondent en larmes, musique grandiloquente, effets dramatiques. C'est bien une fiction, mais qui cherche à retrouver la vérité du documentaire. Ce qu'on nomme fréquemment "cinéma naturaliste".

Le sujet a de quoi émouvoir : une femme, enceinte de 5 mois, se découvre atteinte d'un cancer assez avancé. Chimio et rayons X obligatoires, donc trop grands risques pour le foetus, il faut avorter. Heureusement, Emma, sur les conseils de son amoureux, voit une autre équipe médicale qui, elle, pense compatibles la fin de la grossesse et la chimio, en reportant la radiothérapie à plus tard. On va suivre les difficultés et douleurs de ce traitement, c'est le versant documentaire, tout en s'immergeant dans la vie d'Emma : son mec, son petit frère, sa mère, son boulot. Commençons par là.

La vie d'Emma

Simon est le compagnon que toute malade rêverait d'avoir : aimant, encourageant, gardant une distance bienfaitrice par l'humour. On le découvre réticent à l'idée de cet enfant et l'on comprend que sa compagne ne lui a pas trop demandé son avis : il lui balance le fameux "j'en prends pour 20 ans" qui explique la réticence de certains hommes à devenir père. Mais, dès lors que sa parturiente se voit confrontée à la terrible nouvelle de son cancer et placée face à un dilemme, il fait bloc. Une conversion un peu romancée, mais ça passe. Laurent Lucas incarne très bien cet homme oscillant constamment entre chaleur et distance, toujours présent dans les moments difficiles. On le voit impliqué, tordant une fourchette de nervosité ou hurlant son stress au-dessus du périph'. Là aussi, peut-être un peu trop exemplaire, d'autant qu'il fait la vaisselle et épluche les légumes, et que cet intello sait aussi se montrer proche des gens du peuple. Il coche un peu toutes les cases, non ? Mais là aussi, ça passe. Tout juste.

Le frère, c'est Olivier, qu'Emma adore. Assez distant, le frère. Et mal à l'aise avec la maladie de sa soeur. Il inventera une histoire de job sur un bateau en Islande (clin d'oeil à l'origine de la cinéaste) pour ne pas dire qu'il se terre dans son appartement à Paris, toujours incapable de se trouver un "vrai travail". On découvre la supercherie alors qu'il téléphonait d'un ponton, lorsqu’il se redresse, laissant apparaître... les bâtiments de Bercy. Une assez jolie surprise. Evidemment il craquera devant le bébé, on le verra tenter de lui administrer maladroitement un biberon.

C'est surtout avec sa mère que le jeune homme est en froid. Il faut dire que cette femme a principalement un don, celui d’agacer tout le monde : trop protectrice, trop inquiète, portrait de la mère de l'autrice ?

Son boulot enfin, c'est contrebassiste dans un groupe de tango argentin. L'occasion pour Sólveig Anspach de distiller cette musique parfaite pour son sujet car à la fois gaie et triste. Mélancolique.

Le combat

Le parcours du combattant commence dans l'un de ces nombreux hôpitaux français grouillant de monde, où le personnel est débordé et où l'on attend son tour des plombes. L’usine. Mais une fois qu'on s'est vu attribuer une "cabine", ça s'arrange : la réalisatrice a choisi de nous montrer des soignants humains, plus que ça même, chaleureux. Là encore, un peu trop, et cette fois ça passe moins bien : un oncologue qui rend visite à l'une de ses patientes qui vient d'accoucher, admettons, mais qui lui apporte un habit tricoté par sa femme ?!... Glissant sur cette pente dangereuse, Anspach fait dire à son héroïne qu'elle l'aime, à quoi le médecin répond : "moi aussi... moi aussi je vous aime". Là, c'est vraiment too much. Pour ne rien arranger, Philippe Duclos ne m'a pas paru très crédible en spécialiste de la chimio : trop enthousiaste, trop sensible, trop impatient de commencer le traitement, en un mot pas assez distancié. Premier faux pas pour la réalisatrice.

Il faut ensuite subir la chimio, avec une piqûre très douloureuse. Instructif. Mais pourquoi lui avoir fait revêtir une tenue sexy, enfilée sur une musique à plein tube, pour "fêter sa deuxième chimio" ? Too much une deuxième fois.

Lorsque Emma constate qu'elle ne tarde pas à perdre ses cheveux, elle choisit de tout raser - bien mieux, en effet, que de constater chaque jour la décrépitude de sa chevelure. Chez le coiffeur, elle subit les conseils que bien des femmes enceintes se voient infliger par l'homme de la rue : ici, accoucher dans un environnement le moins médicalisé possible, par exemple aux Bleuets, et pratiquer l'haptonomie. (Un détail qui m'a touché car ma fille est en effet née dans cette clinique réputée pour la douceur de ces pratiques et pour ses séances d'haptonomie auxquelles j’ai moi-même participé !) Ah, et allaiter aussi, ça va de soi. Emma, qui n'en est pas vraiment à ce genre de préoccupations, quitte énervée le salon de coiffure et son gaffeur. Elle y retournera pour de bon cette fois et la tondeuse passera sur sa tête. Il n'y eut qu'une prise.

Il faut, dès lors, accepter son nouveau visage. Certains lui disent que ce crâne rasé lui va très bien, d'autres lui demandent "pourquoi elle a fait ça ?". Emma, elle, doute. Alors lorsqu'un toubib entreprenant la rassure sur son potentiel de séduction, hop, elle lui tombe dans les bras. Et hop, une nouvelle fois, une scène en boîte, ce cliché du cinéma contemporain : apparemment, filmer des gens qui se déhanchent sur du boum boum et sous des lumières clignotantes a un attrait irrésistible pour les auteurs d'aujourd'hui. Bref, la présence de son Simon à la fête n'empêche pas notre héroïne d'embrasser à pleine bouche le dragueur - nullement gêné moralement, de son côté, par sa situation de femme enceinte. Qu'on puisse rouler une pelle, un acte intime tout de même, à quelqu'un qu'on ne connaît que depuis un quart d'heure, voilà déjà ce que j'ai du mal à comprendre, mais ce n'est pas tout : en rentrant, son homme qui boude se fait engueuler d'être reparti sans l'attendre ! Quelle chochotte ce Simon, de se fâcher juste pour un mec d’un soir !... Que la jeune femme soit perturbée par sa transformation, comme on le voit après l'ablation de son sein, fait complètement partie du sujet, mais il y avait sans doute moyen de l'exprimer plus sobrement que par cette scène, ou par la scène de jalousie qu'elle fait à Simon qui s'est montré un peu trop mielleux au téléphone avec une collègue. Troisième outrance.

On a beaucoup salué la performance de Karin Viard, récompensée d'un César. Il faut dire qu’en se faisant raser la tête elle paie généreusement de sa personne. Je ne me montrerai pourtant pas aussi enthousiaste : l'actrice a tendance à surjouer. Exemple, quand elle accompagne d'un petit geste décidé le "j'suis super costaud tu sais" lancé à son frère ; ou lorsqu'elle le houspille gentiment d'un "pourquoi tu m'as pas téléphoné ?... j't'assure, j'ai super les boules". Lorsqu'elle vit simplement les émotions, elle convainc davantage.

Quant à la réalisation, elle est assez académique. On regrette parfois que la réalisatrice ne pousse pas certaines de ses idées. Par exemple, dans la chambre stérile, d'un beau blanc virginal, on voit Emma changer brusquement de position par un effet de cut. On se dit que Sólveig Anspach aurait pu multiplier ces plans comme des photos juxtaposées. Voilà qui aurait mieux figuré le temps qui passe que de simplement montrer longuement la malade contemplant la vie au dehors.

D'une manière générale, après la naissance de la petite Juliette, le film ronronne un peu, flirtant de surcroît avec la mièvrerie. Emma chuchotant à son bébé ce qu'elle a sur le coeur et répétant à tout le monde "elle est super belle non ?"... Ses copains musiciens qui viennent la voir à l'hôpital pour lui dire qu'ils l'ont remplacée par une musicienne "bien moche", selon le voeu qu'elle avait exprimé. Simon qui se montre compréhensif face au mensonge d'Olivier et se propose même de faire ses courses - alors qu'on ne voit pas très bien de quoi le couple vit, Simon étant encore étudiant. Tout cela est assez faible.

Dommage car, à d'autres moments, Sólveig Anspach sait se montrer moins banale. Ainsi dans cette manière qu'elle a de filmer le champ sans le contrechamp, par exemple lorsque Emma découvre son crâne rasé à Simon : on ne voit pas la réaction de ce dernier ; autre exemple, lorsque Simon se met à crier sur le périph', on ne le voit pas faire, le cri se propage sur le flux de voitures. D'autre part, la réalisatrice tire profit de son expérience dans le documentaire, par exemple dans cette scène terrible où Emma est littéralement rangée au milieu d'une colonne de malades, comme dans les hôpitaux de guerre : la scène est glaçante, accentuée par le bruit des appareils qui ne cessent de biper.

Si le film gagne globalement son pari - exprimer sans trop de pathos une épreuve humaine -, quelques maladresses et un manque d'audace dans la mise en scène ne portent pas si hauts les coeurs qu'annoncé par le titre. Sólveig Anspach retrouvera Karin Viard près de quinze ans plus tard pour le plus pudique et plus poétique Lulu femme nue. Un autre parcours semé d'embûches, fort différent.

Jduvi
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le 21 août 2023

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