Après ses trois premiers films intimement liés de part leurs thèmes, Rabah Ameur-Zaïmeche revient après Les Chants de Mandrin, et avec la même ferveur, à un film historique. Il s’approprie un mythe fondateur dont on ne sait rien à l’exactitude et use de la puissance d’évocation du cinéma pour en livrer une interprétation personnelle qui lui est chère. Il fait de Judas la figure principale en jouant de sa dimension héroïque. Il réintroduit un questionnement, dressant son histoire autour de celui qui cristallise la haine des juifs et est une des sources de la croissance de l’antisémitisme depuis plusieurs siècles.


Il s’intéresse à l’homme qu’était Jésus. Avant sa crucifixion, avant de devenir le Christ. Son quotidien de rabbin, prêcheur de la bonne parole. On assiste aux ablutions, au partage du pain. Un être qui vit de la connaissance des textes sacrés et de savoir. On le voit auprès du peuple et de ses fidèles. Au sein de sa communauté, on retrouve notamment son loyal disciple Judas. C’est lui qui va le chercher à la fin de son ascèse. Mais aussi lui qui détruit les paroles gravées dans la pierre ou inscrites sur papier, Jésus ne souhaitant pas devenir objet de soumission sur autrui par ses paroles rendues dogmatiques. Se débarrassant ainsi de ce qui aurait pu être les seuls vrais évangiles.


Son scénario récuse les communs jugements contre Judas, et le rend absent lors de l’arrestation de prophète, ellipsant la Passion. Il représente Jésus comme puissant et courageux, ne se cachant pas des forces de l’ordre romaines, visible de tous, donc saisissable. À une période où tout le monde pensait à l’arrivée imminente des légions célestes. Une tension était palpable terrifiant les romains quant à l’idée d’une possible rébellion. Ces derniers, conseillés par Ponce Pilate finiront par le juger lors d’une scène à la mise en scène intime où l’on comprend bien qu’il sera crucifié pour des raisons politiques, sa capacité à lever les foules contre l’ordre établie et non pas pour ses miracles.


Rabah Ameur-Zaïmeche sait qu’on ne peut pas filmer le passé et ne cherche pas la reconstitution historique. Pour représenter cela, il travaille de façon très frontale comme dans ses précédents films. Dans sa démarche, il remodèle l’histoire et lui offre une exposition contemporaine. Les personnages dialoguent en français, dans un langage moderne courant. Le film est un théâtre à ciel ouvert en plein désert algérien, ressemblant à s’y méprendre à la Judée. Ses comédiens évoluent au milieu des ruines de cet ancien empire qui font office de décor. Les personnages prennent vie grâce à ces décors dont ils semblent eux-mêmes issus, à l’image de cette sublime introduction qui nous plonge d’emblée dans l’émerveillement, en réussissant à donner une puissance au vide dans une économie de moyen bienvenue.


Il s’approche avec sa caméra au plus près de ses interprètes de différents horizons, professionnels ou amateurs. On croise parmi eux des comédiens de théâtre, des membres de sa famille, des techniciens du film, ou un danseur surprenant en la personne de Mohamed Aroussi dans le rôle de Carabas le bienheureux, souffreteux et délicat. Quant à Nabil Djedouani, il incarne un Jésus avec la plus noble des retenues. Le réalisateur réussi par ailleurs à éviter la caricature de ce qu’aurait pu être les dignitaires romains.


L’énergie créatrice qui devait être présente lors du tournage se ressent à chaque plan. La photographie d’Irina Lubtchansky est remarquable, elle capture le désert de façon spectaculaire. L’éclairage des intérieurs donne à la matière un sens particulier, proche des peintures de Caravage et Rembrandt, comme lors de ces scènes éclairées à la lueur des bougies. On s’émerveille devant ces paysages dont le choix des cadres soigneux accentue leur puissance. Comme pour la scène d’ouverture allégorique dans laquelle Judas grimpe une colline afin de chercher son maître. Les choix sonores qui traversent le long-métrage contribuent à la cohérence d’ensemble se finissant par un générique sur fond d’un riff électrisant.


Sans offenses, mais sans naïveté pour autant, il revisite un mythe fondateur en piochant dans les différents récits religieux afin de livrer sa propre Histoire de Judas. Et c’est une vraie réussite, un film sur les liens de fidélité entre les hommes, l’humanité qui les lie, et bien plus encore. Un film qui nous invite à réfléchir sur le formatage des pensées et la dangerosité d’une vision unifiée des choses. Au-delà de l’interventionnisme, son cinéma à la fois frontal et passionné fait de Rabah Ameur-Zaïmeche un réalisateur essentiel, qui saura j’espère attirer une plus grande attention sur son travail avec ce dernier film audacieux laissant la part belle à l’expérimentation. Une relecture nécessaire.


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le 7 avr. 2015

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